Responsabilité : Bettina Blatter / Audrey Bonvin
Intervenantes et intervenants : Audrey Bonvin / Stéphanie Jungo
Commentaire : Aude Fauvel
Quel a été l’usage des sources visuelles dans les campagnes visant à restreindre les droits reproductifs en Suisse lors des votations de 1977 (initiative « Solution du délai pour l’avortement », refusée à une faible majorité) et 1985 (initiative « Droit à la vie », refusée) ? Plus spécifiquement, comment l’argumentaire antiféministe a-t-il utilisé l’image pour faire du fœtus un acteur politique et rendre le corps des femmes invisible ? Les deux interventions éclairent de manière complémentaire comment les images ont servi à nier aux femmes le droit à l’autodétermination et de s’opposer plus largement aux revendications féministes.
AUDREY BONVIN (Fribourg) questionne l’origine des images qui servent à la propagande iconographique lors des débats précédant les deux initiatives. Elle montre comment les images, choquantes, sont issues de réseaux étrangers et reprises en Suisse par les mouvements conservateurs. La chercheuse dispose d’archives de fonds privés, ici celles de l’ancien Conseiller fédéral valaisan Roger Bonvin, figure du parti chrétien-conservateur et président à deux reprises de l’organisation « Oui à la vie/Ja zum Leben ».
Pour son analyse, la chercheuse s’appuie sur deux concepts. Le premier, celui du « fœtus public » de Solveig Jülich1, décrit comment les technologies d’imagerie médicale et les discours politiques ont transformé le fœtus en une entité visible et autonome, séparée du corps féminin. Le second, basé sur les travaux de Caroline Arni2, retrace les origines de cette séparation au XIXe siècle, en montrant comment les sciences humaines ont construit la vie fœtale comme un objet d’étude distinct, jetant les bases d’une future individualisation politique.
Les images diffusées en Suisse proviennent en majorité du photographe suédois Lennart Nilsson. Dès les années cinquante, il produit sur commande des images de fœtus à portée idéologique. Il travaille la colorisation pour obtenir des tons rosés et lumineux et met en scène des êtres flottants, isolés des corps maternels, renforçant l’impression de personnification. Alors que ses clichés sont réalisés sur des fœtus techniquement non vivants, car issus de grossesses extra-utérines ou d’interruptions volontaires, et sans le consentement des mères, son travail atteignit une consécration internationale avec la publication des clichés sous le titre « Drama of Life Before Birth », dans les magazines Life, Stern ou encore Paris Match. Ils seront reproduits en Suisse dans Le Nouvel Illustré en 1975 par exemple, accompagnés de textes incitant les femmes à se responsabiliser, entretenant le flou sur les conditions de production des images.
En 1985, la figure de vulnérabilité et d’innocence de l’embryon, puis de l’enfant, persiste dans les débats politiques. Elle prend pourtant une forme plus atténuée que précédemment, mais s’immisce de façon plus large dans d’autres débats, dont ceux sur l’assistance au suicide : L’enfant est alors placé dans les bras du grand-père (tableau d’Albert Anker, « Grossvater mit schlafender Enkelin ») et le corps des femmes est invisibilisé par la figure patriarchale traditionnelle.
Faisant écho à l’analyse précédente, l’intervention de STEPHANIE JUNGO (Fribourg) se penche sur le fondement idéologique et le discours antiféministe mobilisés durant la campagne de 1977, qu’elle décrit comme particulièrement émotionnelle. Deux camps s’affrontent : le premier porté par Anne-Marie Rey et le neuchâtelois Maurice Favre, qui plaident pour une législation nationale et la dépénalisation des médecins pratiquant l’avortement ; de l’autre côté, des groupes conservateurs et religieux regroupés sous l’égide des mouvements « pro-vie » ou de l’association Pro Veritate, ainsi que de nombreux autres groupuscules.
Pour analyser ces oppositions, la chercheuse mobilise le concept d’antiféminisme comme un outil permettant de décrypter les discours qui défendent une certaine conception de la société, présentée comme un ordre naturel à protéger. Selon elle, le concept vise, dans une dimension intersectionnelle, à remettre en question la conception bipolaire de la séparation des sexes, qui organise la société en deux classes hiérarchiques. Le corps des femmes est ainsi régi par trois principes : l’idéal de la famille bourgeoise, la séparation sexuée des rôles et l’absence d’autonomie.
Du côté conservateur, l’argumentation se construit autour de la libéralisation de la société, vue comme une atteinte aux principes fondamentaux de la famille : le concubinage ou la pilule contraceptive sont considérés comme conduisant à un recul des naissances. La question de l’avortement prend dans ce contexte une place particulière et conduit à imposer aux femmes toujours plus de pressions, qu’elles aient ou non l’intention d’avorter : la question est présentée sous l’angle d’un danger pour la société tout entière, dont le fœtus serait déjà pleinement membre. Si les femmes ont certes un droit sur leur corps, le fœtus est régulièrement mis en scène textuellement sous la forme d’un « je » et considéré comme un acteur à part entière.
Ainsi, conclut Jungo, les oppositions ne se forment pas uniquement au niveau religieux ; la conception bipolaire de la société réunit différents acteurs contre les nouvelles normes d’une société émancipatrice ou égalitaire. Alors que l’autorité des églises en termes de morale sexuelle s’érode et permet à l’individu de devenir l’ultime instance de décision morale, la position de la femme est simultanément remise en cause, et son droit à l’autodétermination plus généralement nié.
En commentaire des deux interventions, AUDE FAUVEL (Lausanne)3 souligne leur pertinence, rappelant que peu de travaux s’intéressent à l’origine des images, et élargit la réflexion sur leur statut. Elle rappelle comment les technologies d’imagerie, en donnant un accès visuel au fœtus, contribuent à rendre le corps des femmes invisible — un point central des deux exposés. Elle suggère d’étendre cette analyse au son, comme l’écoute des battements de cœur, imposée récemment dans les processus légaux d’interruption de grossesse.
Cette analyse du visible et de l’invisible ouvre, selon elle, plusieurs pistes de recherche. Elle identifie par exemple le profil souvent masculin des producteurs d’images et pose la question des femmes productrices d’images, mais aussi celle des représentations du corps médical — est-il mis en cause ? — et de ses possibles contradictions avec ses courants eugénistes internes, ou encore la question de l’occultation des réalités économiques de l’avortement, une activité lucrative dans plusieurs cantons suisses, accessible également à un public étranger.
En conclusion, le panel a mis en lumière la complémentarité des stratégies antiféministes mises en œuvre : tandis que l’analyse iconographique de Bonvin a révélé la construction visuelle du « fœtus public » au prix de l’invisibilisation des corps féminins, l’approche de Jungo a démontré comment cette image servait un projet idéologique plus large de défense d’un ordre social traditionnel.
Aperçu du panel :
- Audrey Bonvin : Périodiques et photographies de la propagande des milieux dits «pro-vie»
- Stéphanie Jungo : «Wem gehört dieser Bauch?» Antifeministische Mobilisierung im Abstimmungskampf um die Fristenregelung
- Commentaire : Aude Fauvel
Notes:
- 1
Jülich Solveig et Björklund Elisabet, « The Public Fetus: A Traveling Concept », in: Jülich Solveig et Björklund Elisabet (éds.), Rethinking the Public Fetus, Boydell & Brewer, 2024 (Historical Perspectives on the Visual Culture of Pregnancy), pp. 289‑310. En ligne: <https://doi.org/10.2307/jj.4331928.16>, consulté le 21.07.2025.
- 2
Arni Caroline et Sturge Kate, Of human born: fetal lives, 1800-1950, Brooklyn, NY, Zone Books, 2024.
- 3
En remplacement de Mikhael Moreau.
Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.