Arts du visible et de l’invisible : savoirs, techniques et pratiques illégales dans l’Europe moderne. Savoirs, techniques et pratiques illégales dans l’Europe moderne

Autore del rapporto
Tessa
Marquaille
Citation: Marquaille Tessa: « Arts du visible et de l’invisible : savoirs, techniques et pratiques illégales dans l’Europe moderne. Savoirs, techniques et pratiques illégales dans l’Europe moderne », infoclio.ch Tagungsberichte, 11.08.2025. En ligne: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0379>, consulté le 21.08.2025

Responsabilité : Clarissa Yang / Thomas Pasquier

Intervenantes et intervenants : Laura Tatoueix / Clarissa Yang / Thomas Pasquier

Commentaire : Joachim Eibach

La criminalité est un objet d’étude aux nombreuses facettes – judiciaire, législative, économique, et sociale, entre autres –, auquel le caractère clandestin confère un attrait particulier pour les historiennes et les historiens. Le présent panel a pour objectif de réinterroger les pratiques illégales à l’époque moderne, en confrontant le crime commis « au grand jour » avec celui perpétré de manière plus discrète. En parallèle, il questionne la tension entre le développement de pratiques et de stratagèmes criminels, et l’accroissement des méthodes de contrôle du corps social par les autorités policières et judiciaires. Les trois présentations reviennent sur trois pratiques illicites et criminelles répandues – les avortements, les échauffourées et les vols – et montrent que la question de la visibilité a beaucoup plus d’importance dans le domaine de l’illégalité que nous pouvions le penser au départ.

Spécialiste de l’histoire de l’avortement et de sa criminalisation en France à l’époque moderne, LAURA TATOUEIX (Paris) a centré sa présentation sur les Archives de la Bastille, qui offrent un aperçu inédit des acteurs contemporains. Tatoueix s’interroge non pas sur les femmes avortées, mais sur une cinquantaine d’avorteuses et d’avorteurs qu’elle a pu identifier, arrêtés entre 1679 et 1711.

Avant la fin XVIIe, aucun texte ne définit explicitement la pratique de l’avortement comme catégorie criminelle, mais plus la visibilité croit, plus l’intérêt des autorités grandit. Tatoueix évoque notamment deux affaires qui contribuent au renforcement de la répression de cette pratique par la justice : l’affaire Guerchy, une ancienne demoiselle d’Anne d’Autriche, qui décède en 1660 suite à un avortement ; et l’affaire des poisons entre 1676 et 1682. Cette dernière, en particulier, qui touche directement la grande noblesse, déclenche une grande vague de répression ordonnée par Louis XIV, et marque un tournant dans la répression de l’avortement. De nombreuses personnes sont arrêtées pour empoisonnement, fausse-sorcellerie, impiété et avortement par métier. Ces arrestations de masse permettent ainsi de visibiliser ces pratiques mais aussi d’en dévoiler les procédés. Tatoueix présente deux personnages tirés des archives, Catherine La Voisin et Catherine Lepère, qui lui permettent d’expliquer les modalités d’avortement, notamment l’utilisation de potions ou d’une méthode chirurgicale, plus efficace, ainsi que de mettre en relief les stratégies d’(in)visibilité à l’œuvre. En effet, si, d’un côté, les femmes s’efforcent de conserver leur anonymat par diverses stratégies, tel que des masques, des pseudonymes ou des déplacements discrets, de l’autre, les avorteuses et avorteurs ne se cachent pas de leur pratique, et cherchent à se faire connaître. Le fait même que ces derniers vivent pour la plupart dans un quartier réputé pour ses avortements, le quartier de la Villeneuve, apporte un argument supplémentaire dans l’identification d’une démarche de visibilité assumée. Il y a là un paradoxe entre le caché et le visible que relève Tatoueix dans sa présentation.

L’intervention de CLARISSA YANG (Genève) expose les pratiques et les dynamiques de violences entre civils dans le contexte genevois, où cette fois-ci l’(in)visible se mêle à une ritualisation de la violence. La violence étant un concept poreux et polysémique, elle concentre sa présentation sur les pratiques pouvant être réprimées. Ce type de violence est plutôt courant : entre 1650 et 1792, Yang identifie environ 2800 procès, concernant, pour la plupart, uniquement des hommes, les violences entre femmes étant plutôt rares.

Yang divise les violences interpersonnelles en deux catégories : celles qui sont visibles, et où le public joue un rôle prédominant, et celles qui sont aux marges, cherchant l’invisibilité. À Genève, la grande majorité des violences interpersonnelles opposant deux personnes sont commises en présence d’un public. Certains conflits sont presque théâtralisés puisque la provocation se fait volontairement dans des endroits très fréquentés. Cette visibilisation n’est pas anodine, car, en cas de débordement, elle permet d’éviter l’escalade du conflit par l’intervention du public, ce qui semble conduire les autorités à une certaine tolérance à l’égard de ces violences. À l’inverse, les violences invisibles se cachent du public, mais aussi des autorités. Les agressions de ce type sont souvent préméditées, tels que les guet-apens, les duels ou les violences sexuelles, et se passent dans des lieux privés, à l’abri des regards. Toutefois, les pratiques de ce type sont moins sujettes aux procès, car plus invisibilisées. Dans ces affaires discrètes, la visibilité détermine l’issue : si les témoignages sont incomplets ou frauduleux, ou bien si l’identité du criminel est incertaine, alors le suspect peut obtenir une peine moins lourde, voire ne pas être inculpé. Si, toutefois, un crime de l’ombre est pris sur le fait, alors la peine s’en trouve alourdie. Ainsi, si la violence en public est plus acceptable, car visible et donc assumée, les violences invisibles, elles, aux marges et plus difficiles à réprimer, sont plus sévèrement punies.

L’intervention de THOMAS PASQUIER (Paris) porte sur les modalités du crime, notamment la pratique du vol durant la Révolution française. Il souhaite démontrer que l’adage « un bon voleur est un voleur invisible » ne s’applique pas nécessairement à la réalité de l’époque. Il se concentre sur les départements de Seine-Maritime et de Normandie, où il recense près de 1255 actes de vols entre 1792 et 1802, ce qui représente 40% à 65% des procédures pénales dans ces deux départements.

Pasquier évoque plusieurs modalités de vols, allant du pickpocket, au détournement, en passant par l’effraction. En utilisant une approche quantitative, il montre que le vol n’est pas nécessairement invisible. Intuitivement, la nuit semble être le moment où le plus de vols sont commis, car l’obscurité est synonyme de violence : par exemple, 77% des vols avec agression se déroulent pendant la nuit. Pourtant, selon les données de Pasquier, le pourcentage de vols en pleine nuit est plus bas que de jour, représentant seulement 22%. En effet, si l’obscurité apporte de la discrétion, les butins sont plus légers. Un bon nombre de vol se déroule donc en plein jour, avec certains stratagèmes jouant sur la visibilité. Pasquier évoque l’exemple du vol en boutique et la stratégie adoptée en majorité par les femmes, consistant à bavarder avec le marchand afin de détourner son attention. Cette méthode se fonde principalement sur l’apparence, le genre féminin étant généralement considéré comme moins suspect. Toutefois, ce type de stratégie peut aussi être utilisé par des hommes, comme lors de la Révolution avec la pratique de la réquisition. Pour ce faire, les voleurs usurpent l’identité de la Garde nationale en se costumant, afin de rentrer chez les particuliers et les voler. La visibilité trompeuse devient donc un outil technique, parfois plus efficace que l’invisibilité.

Au travers de l'étude des pratiques illégales à l'époque moderne, ce panel a permis de mettre en lumière les liens que la criminalité entretient avec le genre, l'apparence, et l'(in)visibilité. Il s'agissait surtout d'évoquer les différents régimes de surveillance, de répression et d'invisibilisation, en contradiction avec nos conceptions et idées reçues contemporaines au sujet de la criminalité. Le commentaire de JOACHIM EIBACH (Bern) abonde dans ce sens en évoquant l'imaginaire généralement associé au crime, que l’on tend à romantiser et qui appartiendrait nécessairement au domaine de l'ombre. À l’inverse, les trois présentations qui constituent ce panel ont insisté sur la tension entre visibilité et invisibilité, ainsi que sur les tactiques qui jouent sur l’apparence. Ces dernières brouillent les pistes, opacifient les rapports sociaux, et ce, à contre-courant des tentatives de rationalisation et de surveillance de la part des institutions.

Aperçu du panel :

  • Tatoueix, Laura : L’avortement volontaire à Paris dans les Archives de la Bastille (1679-1711) : un moment inédit de visibilité et de répression
  • Clarissa Yang : Entre l’œil du public et du magistrat : les frontières du visible dans les pratiques de violence interpersonnelle à Genève (1650-1792)
  • Thomas Pasquier : « Bien costumés et n’ayant aucunes armes visibles ni bâtons » : les arts du vol pendant la Révolution française

Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.

Manifestazione
Siebte Schweizerische Geschichtstage
Organizzato da
Schweizerische Gesellschaft für Geschichte
Data della manifestazione
-
Luogo
Luzern
Lingua
Francese
Report type
Conference