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Conservés aux Archives contestataires, les fonds des émissions de radio féministes Radio Pleine Lune et Remue-Ménage témoignent d’une prise de parole à contre-courant, diffusée sur les ondes de Radio Zones au cours des années 1980 et 1990. S’inscrivant dans un contexte de libéralisation des ondes et de facilitation d’accès à la technique, les émissions de radios associatives (dites « libres ») et leur prédécesseuses pirates, lorsqu’elles sont conservées, permettent un accès de première main à la parole militante de l’époque, sans le filtre de la mémoire qu’impose par exemple l’histoire orale1. Rarement utilisées dans l’écriture de l’histoire, les sources radiophoniques étaient au cœur d’une journée d’étude rassemblant archivistes, chercheuses et chercheurs, militantes et militants. Partant du contexte local, l’équipe organisatrice a mis l’accent sur les apports de ces sources à l’historiographie des féminismes en Suisse, tout en élargissant les perspectives à partir de multiples cas d’études.
Proposant une mise en contexte des féminismes au cours des années 1980, SARAH KIANI (Neuchâtel et Berlin) a discuté dans son intervention la pertinence de l’usage de la métaphore de « vagues » de mobilisations féministes successives dans le contexte helvétique. Initiée aux Etats-Unis, cette lecture linéaire faite de crêtes et de creux2 s’applique mal au cas Suisse, où associations féministes libérales (« première vague ») et militantes issues des mouvements sociaux des années 1970 (« deuxième vague ») renouvellent leurs champs d’action et développent diverses collaborations au cours des années 1980, mettant à mal l’hypothèse d’un reflux des mobilisations durant cette décennie3. Investissant en particulier le domaine du droit, la lutte commune s’avère fructueuse à plus d’un titre, aboutissant à l’inscription de l’égalité dans la Constitution fédérale en 1981 et à la création de nouveaux organes comme les bureaux cantonaux de l’égalité (dont le premier au Jura, en 19794. Ce dispositif institutionnel, particulièrement développé en Suisse, offre des opportunités de carrières à certaines militantes, dans la continuité de leurs engagements5. Dans cette perspective, selon Kiani, la Grève des femmes du 14 juin 1991 peut être interprétée comme la réactivation d’une critique féministe de l’institutionnalisation de la question de l’égalité entre femmes et hommes. Puisant dans le répertoire d’actions des mouvements sociaux post-1968, plus de 150'000 femmes ont dénoncé, dans la rue et sur leurs lieux de travail, des politiques encore largement insuffisantes, notamment en termes d’égalité salariale, ou de lutte contre les violences sexistes et sexuelles6.
L’analyse du contexte médiatique par MARIE SANDOZ et MARC COLIN (Lausanne) démontrait en quoi la période des années 1980 est charnière pour la libéralisation du champ médiatique radiophonique. Ces transformations interviennent dans un contexte de néolibéralisation, où le service public est attaqué sur tous les fronts7. À droite de l'échiquier politique, on prône la création de nouveaux projets commerciaux, notamment publicitaires, tandis qu'à gauche, on juge la SSR poussiéreuse et conservatrice, justifiant la création de radios pirates militantes (par exemple radio Pirate 101). Fortement influencées par un contexte italien déjà libéralisé, les radios pirates suisses sont un phénomène essentiellement citadin porté par la jeunesse. Elles sont aussi le fruit d’une accessibilité technique facilitée par la taille de plus en plus réduite des appareils d’enregistrement et de diffusion qui les rend (relativement) faciles à manier. Criminalisées et poursuivies par les PTT, ces radios développent différentes stratégies pour éviter de se faire pincer. L’une d’entre elles étant de délocaliser les antennes, notamment en Italie, comme l’a fait Roger Schawinsky, figure marquante du paysage radiophonique en Suisse-alémanique. Le monopole des ondes par la SSR prend fin avec une ordonnance en 1983, et donne lieu à une multiplication de radios locales, associatives et privées8.
Une première étude de cas montrant les potentialités de l’usage des sources radiophoniques dans la recherche historique était présentée par ANNE-CHRISTINE SCHINDLER (Zürich), qui a consacré un mémoire au corpus d’émissions pirates zurichoises conservées aux Archives sociales suisses9. À partir de huit cassettes des Wellenhexen (littéralement « sorcières des ondes »), pirates anonymes dont les émissions furent diffusées sur la fréquence 101 MHz au début des années 1970, Schindler met en évidence un univers sonore propre au mouvement féministe de l’époque, qui témoigne de dimensions culturelles et émotionnelles difficiles à matérialiser à travers l’écrit. Ainsi, la musique joue un rôle crucial au sein de la radio, qui fait la part belle aux chansons de travailleuses italiennes, aux hymnes féministes allemands et retransmet des enregistrements de concerts du Feminist Improvising Group, illustrant les circulations transnationales d’une culture féministe. D’autres bricolages audios, comme la caricature du jingle de Radio Beromünster singé par les Wellenhexen, témoignent de la grande créativité et du potentiel subversif déployés sur les ondes pirates, encore fortement réprimées par les PTT.
Autrice d’une importante contribution sur l’usage des sources radiophoniques en histoire avec son travail sur la radio pirate Radio Lorraine Cœur d’Acier (LCA, 1979 – 1980), INGRID HAYES (Paris) a focalisé sa présentation sur l’impact du genre des intervenantes et intervenants sur la prise de parole au sein des émissions. Radio dite « de lutte » par la Confédération Générale du Travail (CGT) qui en est l’initiatrice, LCA n’est pas en soit un projet féministe. Malgré un contexte peu favorable, le surgissement de la voix des femmes à l’antenne a marqué les esprits des contemporains. Comme le montre Hayes, l’émancipation des femmes par la radio n’est que partielle à LCA, et concerne en premier lieu des néo-militantes initiées par les journalistes à ce nouveau médium. Dans de nombreux cas, la parole des femmes est minimisée et le féminisme mis à distance – féminisme auquel de nombreuses ouvrières ne s’associent d’ailleurs pas. Analysant très précisément la tournure des discussions et les (re)cadrages imposés par les journalistes masculins, Hayes rend audibles les rapports sociaux à l’œuvre sur les ondes, faisant du même coup la démonstration de l’importante contribution épistémologique de sa recherche10.
Toujours en France, cette fois-ci explicitement féministe, l’émission de Radio libertaire Femme Libres ! (FL) dont les fonds sont conservés au Centre des Archives du Féminisme à Angers était présentée par MATHILDE LEROY (Angers), à partir du parcours de Nelly Trumel. Bénévole à la radio avant d’initier l’émission FL en mai 1986, Trumel fut la force motrice d’un format hebdomadaire centré sur l’actualité féministe pendant vingt-six ans, entre 1986 et 2012. Tendant le micro à de nombreux invités (Leroy dénombre 26 hommes parmi les 337 personnes reçues à l’antenne par Nelly Trumel), FL témoigne du dynamisme du champ féministe de cette période, qui contredit, encore une fois, l’hypothèse d’un reflux des mobilisations. Le contenu des émissions reflète également l’engagement empreint d’anarchisme de Trumel qui n’aborde pas dans FL la question de la lutte pour la parité, qui pourtant mobilise beaucoup de militantes françaises au cours des années 199011.
De retour sur le contexte genevois, GERALDINE BECK (Genève) proposait un plongeon dans les corpus de Radio Pleine Lune (1981-1999) et Remue-Ménage (1988-1999), diffusées tous les mercredis sur la radio libre franco-genevoise Radio Zones12. Comme dans les exemples précédents, l’aspect technique que suppose la création et la diffusion d’émissions est un incontournable : dans ce cas précis, ce sont les féministes qui ont mis à disposition leur émetteur pour la radio, fait matériel auquel les animatrices font régulièrement référence sur les ondes. Selon Beck, la réalisation de ces émissions par un petit groupe de militantes issues du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) témoigne d'une spécialisation à l'œuvre dans le réseau féministe local au cours des années 1980, caractérisée par la fragmentation en activités bien délimitées (avec la création par exemple de Viol-Secours dès 1985, Solidarité Femmes dès 1977, etc.). Dans ce contexte, elle postule avec l’historienne Verta Taylor une fonction de « veille » de la radio, assurant une continuité entre les mobilisations13, ainsi qu’un espace d’expression d’une critique féministe des institutions, comme le montrent les débats diffusés à l’antenne (« l’égalité c’est une tarte à la crème »14.
Dernier intervenant de la journée, PATRICK AUDERSET (Genève) proposait un tour d’horizon du fonds Ménage-toi (1986-1987) conservé au Collège du Travail (CdT, Genève). Celui-ci fut l’instigateur de l’émission placée sous la houlette de sa présidente de l’époque, Jacqueline Berenstein-Wavre. Problématisant le travail ménager gratuit des femmes et cherchant à s’adresser aux 50'000 ménagères genevoises, Ménage-toi fut le théâtre d’un conflit conclu par l’arrêt brutal de l’émission et la rupture entre ses animatrices et le CdT15. Cette scission est révélatrice d’au moins deux perspectives féministes de la période : d’un côté le CdT, mené par une élue socialiste investie dans la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes (Berenstein-Wavre est une figure importante de la campagne pour l’inscription de l’égalité dans la Constitution fédérale16), cherche à augmenter l’audience de l’émission en la déplaçant sur une radio privée catholique, Radio Cité. De l’autre, les animatrices issues de L’Insoumise (collectif ayant problématisé la question du salaire pour le travail ménager à Genève au cours des années 197017) refusent tout compromis sur la liberté de propos que leur permet la radio libre et choisissent de renforcer les Ondes femmes sur Radio Zones, en créant Remue-Ménage, mentionnée ci-dessus.
Comme l’ont montré les intervenantes et l’intervenant, la pratique féministe de la radio a une histoire foisonnante, passant de la clandestinité aux radios libres au cours des années 1980 et 1990. À la suite de l’historienne Nancy Hewitt, on est dès lors tenté de parler d’« ondes »18, plutôt que de « vagues » féministes. Cette métaphore offre l'avantage de mettre en valeur la portée des revendications – notamment dans le cadre de la professionnalisation des féminismes observés durant la période. Il serait erroné de penser que les militantes féministes ont abandonné leur réflexivité critique aux portes des institutions, a en effet rappelé CATHERINE HESS, ancienne animatrice de Remue-Ménage et journaliste à la RTS au cours des années 1990 et 2000.
Tendre le micro, donner la voix, s’approprier un savoir technique – tous ces gestes nous parviennent aujourd’hui au travers de sources numérisées, mémoires de l’action militante permettant de (re)découvrir des luttes mais aussi une façon de faire de la radio, comme par exemple la récolte de témoignages, qui a ouvert la voie à des pratiques devenues hégémoniques dans les médias professionnels. Extrêmement riche tant par ses contenus que par les réflexions suscitées, cette journée animée par CÉCILE BOSS (Genève) et MATHILDE MATRAS (Genève), croisait enjeux épistémologiques et archivistiques. Notamment, pour les premiers, en posant la question du type de discours produits par les féministes à la radio et interrogeant quelle prise de parole a pu avoir lieu en son sein. Quant aux enjeux archivistiques, RUDOLF MÜLLER (Zürich) responsable son/radio à Mémoriav, rappelait l’obsolescence des supports (cassettes, bandes) d’origine et la nécessité de numériser ce patrimoine. La discussion a également ouvert une fenêtre sur le présent, en faisant référence aux ondes – numériques cette fois-ci – et aux podcasts des féministes contemporaines19. Créant un pont entre ces différentes périodes, les Archives contestataires ont d’ailleurs produit plusieurs podcasts dans le cadre du programme de valorisation des fonds Pleine Lune et Remue-Ménage20.
Notes:
1 Ingrid, « Quel usage des sources radiophoniques en histoire sociale ? Cheminement à partir d’une démarche empirique : le cas de Radio Lorraine Cœur d’Acier (Longwy, 1979-1980) », Le Mouvement Social 256 (3), 2016, p. 129. En ligne: https://doi.org/10.3917/lms.256.0117.
2 Bibia, « Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes », Itinéraires (2017‑2), 10.03.2018.
3 Kiani Sarah, De la révolution féministe à la Constitution mouvement des femmes et égalité des sexes en Suisse (1975-1995), Lausanne, Antipodes, 2019 (Collection histoire).
4 Zuber Anne-Valérie et Hürlimann Timy, « Le bureau de la condition féminine dans le Jura : institutionnalisation d’un mouvement social inédit », Actes de la Société jurassienne d’émulation (2021), 2022, pp. 121‑133.
5 Kiani Sarah, « Trajectoires de militantes du mouvement des femmes des années 1970 en Suisse : le féminisme comme carrière », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 53 (1), 21.06.2021, pp. 111‑121. En ligne: https://doi.org/10.4000/allemagne.2665.
6 Studer Brigitte, « Streik als Fest: der Schweizer Frauenstreik von 1991 / Brigitte Studer », in: Adamski Th., Blake D., Duma V. et al. (éds.), Geschlechtergeschichten vom Genuss. Zum 60. Geburtstag von Gabriella Hauch, Mandelbaum, Wien, 2019, pp. 52‑65.
7 Sandoz Marie, « Une télévision satellite suisse? Libéralisation de l’audiovisuel public et «nouveaux médias»: l’année 1980 », Études de lettres (312), 15.03.2020, pp. 59‑62. En ligne: https://doi.org/10.4000/edl.2347.
8 Edzard Schade: "Radio", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 29.01.2015, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010481/2015-01-29, consulté le 05.11.2023.
9 Schindler, Anne-Christine, “Zürcher Radiopirat:innen zwischen Medien- und Kulturpolitik, 1976-1983. Eine Soundgeschichte”, Masterarbeit, Betreuerin : Prof. Dr. Monika Dommann, Universität Zürich, Juni 2022.
10 Hayes, « Quel usage des sources radiophoniques en histoire sociale ? », art. cit., 2016.
11 Pavard Bibia, Rochefort Florence et Zancarini-Fournel Michelle, Ne nous libérez pas, on s’en charge, Paris, Editions La Découverte, 2020, pp. 355‑386.
12 Beck Géraldine, « La radio, un outil de lutte féministe », Le Courrier, 08.10.2023, <https://lecourrier.ch/2023/10/08/la-radio-un-outil-de-lutte-feministe/&…;, consulté le 16.11.2023.
13 Taylor Verta, « Social Movement Continuity: The Women’s Movement in Abeyance », American Sociological Review, 1989. En ligne: https://www.jstor.org/stable/2117752, consulté le 17.11.2023.
14 Radio Pleine Lune, Émission « Débat sur les élections au Grand Conseil » du 10 octobre 1985. En ligne <https://inventaires.archivescontestataires.ch/index.php/d-bat-sur-les-l…;
15 Goy, Hélène, « Ménage-toi (1986-1987). Comment s’adresser, en féministe, aux 50'000 ménagères genevoises ? », Travail de Séminaire, Sur les ondes ! 100 ans de radio, avec Prof. Nelly Valsangiacomo, Master en Histoire, Université de Lausanne, Printemps 2023.
16 Mottu-Weber, « Berenstein-Wavre, Jacqueline », hls-dhs-dss.ch, https://hls-dhs-dss.ch/articles/026528/2021-03-08/, consulté le 17.11.2023.
17 Beck Géraldine, Salaire au travail ménager. Retour sur une lutte féministe à Genève, Archives Contestataires, Genève, 2023.
18 Hewitt Nancy A., « Feminist Frequencies: Regenerating the Wave Metaphor », Feminist Studies 38 (3), 2012, pp. 658‑680.
19 Dont Radio40.ch, Tea Room, Loose Antenna, Ultraviolet.t
20 Ce programme a débuté en 2021 avec l'organisation d'une table-ronde consacrée à l'usage des sources sonores pour l'histoire des mouvements sociaux. Il s'est poursuivit en 2022 avec la production de quatre podcasts réalisés par différents groupes à partir des archives de Radio Pleine Lune, puis d'une soirée commémorative en présence de deux animatrices des émissions RPL et RMG et des productrices des podcasts.
Aperçu de la manifestation:
Sarah Kiani
Nouvelles formes de mobilisations féministes dans les années 1980 et 1990 en Suisse : une révolution au sein des institutions
Marie Sandoz et Marc Colin
Le tournant des années 1980: de la fin du monopole de la SSR à la multiplication des radios locales
Anne-Christine Schindler
Witches of the Waves. Radio and the Women's Movement in Zurich, 1976-1979
Ingrid Hayes
La place des femmes à radio Lorraine Coeur d'Acier : paradoxes d'une émancipation partielle
Mathilde Leroy
Femmes Libres par Nelly Trumel, une émission féministe de Radio Libertaire (1986-1999)
Géraldine Beck
Ondes femmes sur Radio Zones : Radio Pleine Lune et Remue ménage, 1981-1999
Patrick Auderset
Ménage-toi: une émission de radio féminine et féministe genevoise (1986-1987)
Modération : Cécile Boss et Mathilde Matras. Organisation : Géraldine Beck.