Télécharger le compte rendu en version PDF
Établir un dialogue entre les historiographies du communisme et de l’action humanitaire. Telle est l’ambition du colloque « La Croix et l’Etoile rouge » tenu à l’Université de Fribourg les 18 et 19 janvier 2024. Composée de Jean-François Fayet, Marie-Luce Desgrandchamps, Marie Cugnet et Donia Hasler, l’équipe d’organisation est également impliquée dans un projet de recherche financé par le Fonds National Suisse, « La Croix face à l’Étoile rouge : humanitaire et communisme au XXe siècle ». La thématique du colloque a attiré plus d’une vingtaine d’historiennes et d’historiens en provenance d’Europe de l’Est, d’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis, reflétant ainsi la nature résolument internationale des deux champs de recherche.
Dans son introduction, JEAN-FRANCOIS FAYET (Université de Fribourg) commence par mettre en évidence le faible nombre de croisements historiographiques entre l’histoire des mouvements communiste et humanitaire. Reposant tous deux sur d’imposants appareils internationaux de solidarité, ils partageaient pourtant à l’origine un objectif commun de lutte contre la guerre et la misère. Internationalismes structurés dès les années 1860s, leurs trajectoires parallèles ont été caractérisées par la confrontation (culture révolutionnaire contre philanthropie bourgeoise), puis la coexistence (faite d’instrumentalisation et d’intégration), avant une convergence (mêlant diplomatie humanitaire et humanisme socialiste) annonçant l’absorption d’une sphère par l’autre à l’ère de la mondialisation libérale.
Ouvrant la conférence, MAREK LAMBERT (Paris I-Panthéon Sorbonne) présente la participation de la Croix-Rouge (CR) polonaise à la matérialisation d’une « frontière politico-humanitaire » pendant la guerre soviéto-polonaise (1919-21). Dans un contexte de reconstruction nationale, cette société aux origines aristocratiques et conservatrices a participé à la mise en place d’un cordon sanitaire à la fois contre les épidémies et contre la progression du communisme. Outre sa fonction humanitaire, la CR polonaise a donc servi à diffuser des valeurs chrétiennes et antibolchéviques.
SÉBASTIEN FARRÉ (Université de Genève), s’intéressant lui aussi à un contexte d’affrontement militaire marqué par un engagement des élites conservatrices contre un camp révolutionnaire, interroge les activités du CICR durant la Guerre d’Espagne. Bien loin d’avoir été « exemplaire et impartiale », l’action de l’organisation genevoise a largement bénéficié, dans sa répartition des ressources et son soutien aux prisonniers, au camp du général Franco. L’anticommunisme helvétique a notamment empêché toute collaboration avec la solidarité internationale ouvrière, déployée par exemple par la Centrale sanitaire suisse.
Dans une perspective plus globalisante, IRÈNE HERRMANN (Université de Genève) analyse les oppositions entre l’universalisme communiste soviétique et l’universalisme humanitaire du CICR dans les années 1950-75. Malgré la création par le Comité de groupes de réflexion à la suite des indépendances dans le Sud global (sur des thématiques telles que le désarmement) pour tenter de clarifier de nombreux « malentendus » conceptuels et communicationnels (autour des notions d’humanité et de coopération par exemple), les efforts du CICR n’ont pas permis de sortir du dialogue de sourds qui a caractérisé ses échanges avec l’URSS durant la Guerre froide.
Dans le cadre d’actions menées par le mouvement de la Croix-Rouge sur des territoires travaillés par des divisions idéologiques, le papier de KIMBERLEY LOWE (Lesley University) se situe dans le contexte de la guerre civile russe et retrace l’envoi de deux convois humanitaires du CICR en Ukraine pour contrer la propagation d’une épidémie de typhus. Cet épisode témoigne d’entraves imposées par des acteurs communistes, anticommunistes et nationalistes, mais également d’un respect rare de la neutralité humanitaire.
Consacrées aux années de Guerre froide, la communication de KRISTINA GUNNE (Institute for Contemporary History Munich-Berlin) retrace la collaboration des Croix-Rouge d’Allemagne de l’Est et de l’Ouest au sein du Service de recherche de personnes et démontre que les impératifs humanitaires prennent le pas sur les divisions idéologiques.
Situé en Afrique australe, le papier de MARIE-LUCE DESGRANDCHAMPS (Universités de Genève et de Fribourg) interroge les rapports que la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge et le CICR entretiennent avec les socialismes africains. Les exemples du séminaire de formation organisé par la Ligue en Tanzanie en 1970 et la collaboration du CICR avec le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) illustrent l’ambivalence du mouvement Croix-Rouge qui, malgré l’obédience socialiste de certains acteurs, priorise le maintien de bonnes relations avec les pays décolonisés.
Dans sa communication, JO LAYCOCK (University of Manchester) retrace la concurrence entre les différentes sociétés de Croix-Rouge créées en Arménie et au sein de la diaspora en exil afin d’obtenir la reconnaissance du CICR au début des années 1920. Instrument de reconstruction nationale et de construction du socialisme, la société reconnue par l’URSS entretenait des velléités « civilisatrices » (par exemple en matière de santé publique) et articulait un discours « orientaliste » promouvant une voie de développement économique dictée par Moscou.
C’est également sur une Croix-Rouge apparue sur les décombres de l’Empire russe – celle de l’Ukraine – que se penche ANTONINA SKYDANOVA (Université de Fribourg). Fondée en avril 1918, cette société passe progressivement sous contrôle des autorités communistes et devient une branche de la Croix-Rouge soviétique tout en conservant une certaine autonomie. Très active dans ses efforts pour discréditer sa rivale nationaliste, exilée en Europe, la CR ukrainienne subit, durant les années 1920, une série de purges réprimant les « idées nationalistes ».
Consacrée aux Croix-Rouge politiques, l’intervention de VIKTORIYA SUKOVATA (Kharkiv National Karazin University) retrace les activités de la Croix-Rouge politique en Russie soviétique. Les décennies de terreur bolchevique et les répressions staliniennes contraignent les organisations d’entraide à évoluer sous une surveillance politique stricte. Malgré ce cadre rigide, Ekaterina Peshkova fonde en 1918 la Croix-Rouge politique et parvient jusqu’en 1938 à porter dans certaines circonstances assistance aux prisonniers politiques de Russie soviétique.
Proposée par CORENTIN LAHU (Université de Bourgogne Franche-Comté), la contribution s’intéresse aux emprunts de la branche française du Secours rouge international au réseau Croix-Rouge. Le chercheur démontre que le Secours rouge, tout en reprenant des composantes de la rhétorique Croix-Rouge, se présente comme alternative aux mouvements bourgeois, ce qui n’empêche pas les collaborations. Cette attitude est illustrée par les actions conjointes de secours déployées à la suite de l’invasion de l’Éthiopie ou lors de la guerre d’Espagne. Malgré la popularité rencontrée dans les années 1930, le Secours rouge doit cesser son activité au moment de l’interdiction du parti communiste français en 1939.
Sur le plan national, les sociétés nationales de Croix-Rouge sont également amenées à jouer un rôle défensif. C’est ce que démontre SIOBHÁN HEARNE (University of Manchester) qui retrace les implications de la Croix-Rouge soviétique dans la militarisation de la société civile portée par le gouvernement de Brejnev. Afin de garantir la sécurité en cas d’attaque nucléaire, la société nationale participe à l’intégration des formations et entraînements de défense civile dans les programmes scolaires.
Également consacrée aux activités d’une société nationale socialiste, la communication d’ANA KLADNIK (University of Graz) se penche sur le cas yougoslave. La chercheuse démontre que la création d’associations de défense civile est motivée par l’intervention des forces du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie durant l’été 1968. Cette politique de défense est complétée par un engagement constant en faveur de la paix qui se concrétise par l’organisation de la première conférence sur la paix à Belgrade en 1975.
L’argument principal d’HANNA MATT (University of Manchester) consiste à relativiser la rupture représentée par la Révolution de 1918 dans l’action de la Croix-Rouge russe en se focalisant sur son action médicale au Turkestan durant la famine de 1921-1922. Outre l’adaptation d’infrastructures de guerre comme les « trains sanitaires », c’est surtout la propagande soviétique qui a renforcé la manière dont la « mission civilisatrice » russe s’en prenait aux réfugiés comme vecteurs de maladies.
Trois hôpitaux de la péninsule chinoise du Liaodong, tel est l’objet d’étude d’ANNA MAZANIK (Deutsches Historisches Institut Moskau), qui examine les fonctions militaires et médicales de ces établissements, construits lors de l’occupation japonaise, entre 1947 et 1952. À travers des rapports internes, elle décortique le discours du personnel de la Croix-Rouge soviétique sur l’« arriération » de la population locale, mais aussi les efforts chinois pour rendre ces infrastructures plus efficaces et plus abordables.
Après avoir replacé la fondation de la Croix-Rouge chinoise dans une tradition confucéenne de don et d’action humanitaire, CAROLINE REEVES (Harvard University) évoque son action à travers des décennies de guerre, puis au sein des efforts de la République populaire (RPC) pour abattre le « Rideau de bambou » qui la séparait du monde occidental. Sa reconnaissance par le CICR durant la Guerre de Corée, puis ses multiples campagnes à l’étranger durant la Révolution culturelle (1966-1976) ont accompagné les efforts de la RPC pour accéder à l’ONU en 1971.
MARIE CUGNET (Université de Fribourg) rend compte des évolutions des deux Croix-Rouges communistes vietnamiennes entre 1946 et 1976 : celle de la République démocratique au Nord, et celle du Gouvernement révolutionnaire provisoire au Sud. Instrument de santé publique au sein d’un projet de construction nationale (e.g. lutte contre les épidémies) puis tribune diplomatique (notamment dans la dénonciation des crimes de guerre américains), la CR du Nord a déployé de nombreux efforts pour la reconnaissance de son homologue du Sud par le CICR et faire accepter une présence communiste au sein du mouvement Croix-Rouge.
Créé en 1965 à l’initiative de la Croix-Rouge bulgare, le Festival du film de Varna est au centre de la communication de SEVERYAN DYAKONOV (New York University). Au sein de cette compétition soutenue par le CICR, de nombreux films mettaient en scène des femmes médecins. Insistant sur le dépassement des stéréotypes sexistes, ces moyens et longs métrages, dont un nombre croissant a été produit par les pays du Sud global à partir des années 1980, ont été des canaux de communication féconds entre les deux blocs durant la Guerre froide.
À travers la Conférence sur la Paix de 1975 à Belgrade, CARNA BRKOVIC (Universität Mainz) illustre dans son exposé la remise en cause des discours humanitaires dominants par le Mouvement des Non-Alignés. Cette plateforme a permis à la Yougoslavie d’appeler à un changement de paradigme (en termes de lutte contre la colonisation et la discrimination raciale) en relançant des discussions sur des concepts tels que la « paix » et la « neutralité ». Bien que limitées par les USA et leurs alliés, ces initiatives ont permis le développement de nouveaux réseaux dans le Sud global.
Dans le cadre de l’occupation du territoire grec par les forces de l’Axe, la neutralité de l’aide humanitaire est largement débattue. Ces enjeux sont présentés par ANASTASIA KOUKOUNA (Université de Fribourg) qui démontre que le programme de secours commun élaboré par le CICR, les Croix-Rouge suédoise et suisse donne lieu à des rivalités au sein du mouvement Croix-Rouge. La chercheuse analyse également la manière dont les activités de l’organisation Solidarité internationale sont un prolongement de la résistance communiste.
IRENE GIMENEZ (Université Paris-Est Créteil - IMAGER) s’intéresse au sort des prisonniers et prisonnières politiques ainsi qu’aux victimes de torture dans l’Espagne franquiste. Issue de sa thèse de doctorat, cette communication met en lumière la mobilisation du réseau tant communiste que de défense des droits humains pour dénoncer les conditions de détention et interpeler le CICR. L’historienne décrit également la façon dont les visites sont menées et les enjeux liés à la non-reconnaissance du statut de prisonnier politique.
Durant la Guerre de Corée, les prisonniers de guerre coréens et chinois ont été au cœur d’enjeux humanitaires liés non seulement à la Guerre froide mais également à l’application des Conventions de Genève par le CICR et le Commandement des Nations Unies (mené par les États-Unis). Ce sont donc des affrontements entre communistes et anticommunistes conduisant à une détérioration des conditions de détention que JEAN-MICHEL TURCOTTE (Canadian Department of National Defence) met en lumière dans sa présentation questionnant l’impartialité du Comité et les attitudes racistes du personnel onusien.
YOUCEF HAMITOUCHE (Université d’Alger 3), dans sa communication sur l’action du CICR durant la Guerre d’Algérie, pointe du doigt les difficultés rencontrées par ce dernier pour accéder aux prisonniers d’un conflit que Paris considérait comme une affaire interne. En examinant les dix missions menées par le CICR dans des centres de détention d’Algérie française entre 1955 et 1962, il met en exergue la manière dont la France a tenté de dissimuler la pratique de la torture et l’existence de certains camps de prisonniers aux travailleuses et travailleurs humanitaires.
Enfin, MARCEL BERNI (ETH Zurich), fait lui aussi le constat d’un bilan très « partiel » et amer de l’action du CICR dans la Seconde Guerre d’Indochine. En raison du refus du Nord-Vietnam d’accueillir des inspections de ses camps de prisonniers et à cause des sévères restrictions imposées par le Sud-Vietnam aux visites de captifs civils, le Comité, contraint et frustré, n’a pu tirer des conclusions que très limitées sur le respect des Conventions de Genève par les belligérants, sans avoir réussi notamment à documenter l’utilisation de la torture comme méthode d’interrogation.
Le bilan de cette conférence internationale témoigne de la légitimité acquise depuis plusieurs années par deux champs historiographiques – humanitaire et communisme – passés parallèlement par une phase militante puis politique avant de s’inscrire dans le cadre de la recherche académique grâce à l’ouverture des archives.
Aperçu de la manifestation:
Introduction – « Humanitaire et communisme : histoire parallèle et croisée » (Jean-François Fayet, Université de Fribourg)
Panel 1 – Confrontations idéologiques
Marek Lambert (Université Paris 1). « La société de la Croix-Rouge polonaise et la matérialisation d’une frontière politico-humanitaire de la Baltique aux Carpates » Sébastien Farré (Université de Genève). « Le Comité international de la Croix-Rouge et “l’Espagne rouge” durant la Guerre civile. L’impartialité à l’épreuve de l’anticommunisme. »
Irène Herrmann (Université de Genève). « Dépasser les malentendus ? Quand le CICR se livrait à l’analyse conceptuelle du communisme. »
Panel 2 – Dépasser les divisions
Kimberly Lowe (Lesley University). « Red Cross Epidemic Relief in Ukraine during the Russian Civil War, 1919-1920 »
Kristina Gunne (Institute for Contemporary History Munich-Berlin). « The Tracing Services of the German Red Cross in the Federal Republic and the GDR. A History of Relations between Humanitarian Mission and Politics in the Cold War, 1946-1994 »
Marie-Luce Desgrandchamps (Universités de Genève et de Fribourg). « Le mouvement de la Croix-Rouge et les socialismes africains : incompatibilités ou opportunités ? »
Panel 3 – Les Croix-Rouge de l’ex-empire russe : entre soviétisation et exil
Jo Laycock (University of Manchester) & Naira Sahakyan (Armenian Genocide Museum Institute). « Between Nation and Communism: The Soviet Armenian Red Cross in the 1920s »
Antonina Skydanova (Université de Fribourg). « Ukrainian Red Cross in 1919-1929: The Transformation of the Red Cross Organization in Soviet Ukraine »
Panel 4 – Les Croix-Rouge politiques
Viktoria Sukovata (Kharkiv National Karazin University). « The Political Red Cross in Early Stalinist Time: The Paradoxes and Forms of Public Solidarity »
Corentin Lahu (Université de Bourgogne Franche-Comté). « Le Secours rouge international : une “Croix-Rouge politique” ? »
Panel 5 – Croix-Rouge et défense civile dans les États socialistes
Siobhán Hearne (University of Manchester). « Militarised Humanitarianism: The Soviet Red Cross and the Civil Defence Movement in the Brezhnev-era USSR »
Ana Kladnik (University of Graz). « Red Cross, Civil Protection, and the Concept of Peace from Above and Below (Socialist Yugoslavia (Slovenia), 1970s) »
Panel 6 – La Croix-Rouge soviétique : un vecteur d’influence
Hanna Matt (University of Manchester). « Reconstituting Relief: Famine Refugees and the Russian Red Cross in Post-Revolutionary Central Asia, 1921-1924 »
Anna Mazanik (German Historical Institute Moscow/LMU Munich). « Medicine and the Cold War in the Pacific Borderlands: Soviet Red Cross Hospitals in China around 1950 »
Panel 7 – Les voix socialistes au sein du Mouvement
Caroline Reeves (Harvard University Fairbank Center). « The PRC and the Red Cross Movement, 1949-1966 »
Marie Cugnet (Université de Fribourg). « Les Croix-Rouges vietnamiennes communistes : de la construction du communisme vietnamien à l’insertion dans le mouvement Croix-Rouge »
Severyan Dyakonov (New York University). « The International League of the Red Cross Film Festival in Socialist Bulgaria, 1965-1991 »
Carna Brkovic (University of Mainz). « Yugoslav interventions in the international humanitarian debates in the 1970s »
Panel 8 : Aux côtés des communistes
Anastasia Koukouna (Université de Fribourg). « Les opérations de la Croix-Rouge en Grèce occupée et les initiatives humanitaires des communistes »
Irène Gimenez (Université Paris-Est Créteil - IMAGER). « Le Comité International de la Croix-Rouge face aux prisonnier·es politiques et victimes de torture dans l’Espagne franquiste : actions de solidarité et mise en réseau »
Panel 9 – Le CICR, les prisonniers de guerre et les détenus politiques
Jean-Michel Turcotte (Canadian Department of National Defence). « Prisoners of War or Prisoners of the Cold War? The International Committee of the Red Cross and War Captivity in Korea, 1950–1953 »
Youcef Hamitouche (University Algiers 3). « The International Committee of the Red Cross and the Algerian war 1954-1962 »
Marcel Berni (Swiss Military Academy, ETHZ). « The ICRC, Communist Captives and Carceral Visits During the Second Indochina War »