Gouverner les populations des institutions disciplinaires au 20e siècle : comment donner à voir l’invisible ?

Autor / Autorin des Berichts
Maxime
Gavenc
Zitierweise: Gavenc, Maxime: Gouverner les populations des institutions disciplinaires au 20e siècle : comment donner à voir l’invisible ?, infoclio.ch Tagungsberichte, 11.08.2025. Online: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0382>, Stand: 21.08.2025

Responsabilité : Alix Heiniger / Laure Piguet

Intervenantes et intervenants : Joëlle Droux / Anouk Essyad / Cézane Beretta / Elio Panese

Commentaire : Alix Heiniger / Laure Piguet

En se concentrant sur les archives produites par les institutions disciplinaires (prisons, orphelinats, foyers pour jeunes ou encore établissements psychiatriques), ce panel, organisé par ALIX HEINIGER (Fribourg) et LAURE PIGUET (Fribourg), explore les moyens de rendre visibles les expériences personnelles ou collectives des personnes victimes des systèmes de coercition modernes. Légitimés par des discours officiels, ces lieux d’enfermement cherchent à soigner et à discipliner, en un mot corriger, des individus dont la marginalité représenterait une menace pour la société.

La contribution de JOËLLE DROUX (Genève) pose une question simple : comment rendre visibles les expériences vécues par les enfants placés ? L’intérêt porté par les États occidentaux, dont la Suisse, pour l’instruction et la protection des jeunes depuis le XIXe siècle aboutit, entre autres, à la mise en place d’une politique de placement des enfants maltraités au sein de familles ou de structures d’accueil jugées adaptées. Toutefois, sous le coup de la multiplication des témoignages depuis les années 1990, les pratiques touchant les enfants placés éclatent au grand jour : mauvais traitements, mesures d’enfermement, avenir incertain, voire diagnostiques psychiatriques inadaptés. Très vite, les historiennes et les historiens se saisissent du sujet, de même que le public ou encore les artistes. Pourtant, plus de vingt ans après, le constat partagé par Droux indique un essoufflement, voire une disparition, du sujet sur la scène médiatique, artistique et pédagogique.

De là est né le projet d’une exposition en ligne intitulée « Mémoires de jeunes filles (dé)rangées, Genève, 1900-2000 », inaugurée à l’occasion du Festival Histoire & Cité 2022. L’objectif de cette exposition est de mettre en récit, à destination du public, le destin en partie fictif de quatre jeunes filles, entre la fin du XIXe siècle et celle du XXe siècle. La présentation de Droux aborde ainsi les enjeux, les choix, en même temps que les difficultés qui ont présidé à l’élaboration de cette exposition. Il s’agissait ainsi d’éviter les simplifications, de se fonder sur des documents d’archive et de donner à voir les transformations politiques contemporaines dans lesquelles s’insèrent ces récits. Plus encore, Droux précise avoir élaboré avec ses collègues de « fausses histoires vraies », ayant mixé et anonymisé les quatre destins présentés. Se posait également la question des illustrations, dans la mesure où presque aucune image ne subsiste dans les archives. Le choix s’est ainsi porté vers une illustratrice, Elisabeth Voyame. L’objectif, assumé par l’équipe en charge de l’exposition, était de produire un récit touchant à l’émotionnel, qui trancherait avec la narration historienne traditionnelle. Si le projet semble avoir été un succès, et un exemple de mise en récit de l’histoire à destination du public, Droux admet toutefois regretter ne pas avoir pu y inclure des témoignages du processus de recherche historique en lui-même : les questions, les phases de recherche en archives, les doutes et les difficultés qui se sont posées tout le long de l’élaboration de l’exposition.

La deuxième présentation consiste en une double intervention d’ANOUK ESSYAD (Fribourg) et CÉZANE BERETTA (Fribourg) au sujet du traitement des archives carcérales suisses. Leurs approches complémentaires explorent successivement le point de vue des acteurs de l’institution carcérale, puis celui des détenus et de leurs expériences. Dans un premier temps, Essyad déclare vouloir écrire une histoire du bas par le haut, en s’attachant à une étude des trajectoires personnelles des individus ayant légitimé l’existence de la prison. Elle invite à décentrer le regard et désenclaver l’étude de la prison par la lecture d’autres sources que celles produites par les acteurs de la légitimation carcérale, notamment les participants au Congrès pénitentiaire international. Essyad ne cherche en effet pas à écrire une histoire des discours mais plutôt des pratiques sociales. C’est ainsi qu’elle met en avant le cas de Frédéric Martin, délégué de la Suisse aux Congrès pénitentiaires internationaux de Prague (1930) et de Berlin (1935), dont elle révèle les affinités avec le fascisme et les réseaux impérialistes suisse et britannique.

Beretta, de son côté, adopte la démarche inverse et tente d’écrire une histoire du haut par le bas, en s’intéressant aux expériences carcérales des détenus ainsi qu’au fonctionnement du dispositif pénal en Suisse. Elle se fonde sur un corpus de sources varié, constitué de casiers judiciaires, de jugements, d’évaluations du comportement, mais aussi d’égo-documents, produits par les détenus eux-mêmes et leurs proches : cartes postales, lettres et Lebensbeschreibungen (biographies dont la rédaction est imposée aux détenus à leur arrivée). À partir de ces archives, elle révèle les dynamiques qui vulnérabilisent les détenus pendant et après leur enfermement. Beretta montre que la prison n’est pas isolée du reste des structures sociales et révèle les contraintes de l’institution disciplinaire sur les structures familiales.

La communication d’ELIO PANESE (Lausanne) aborde les dispositifs d’asile en Suisse et propose de les inscrire sur le temps long en remontant le fil jusqu’aux baraquements utilisés pour loger les travailleurs saisonniers en Suisse au cours du XXe siècle. Il reprend l’expression de « débris impériaux »1 pour qualifier ces baraquements, lieux de mémoires collectives marquées par la précarité, la violence et les traumatismes. Le statut de saisonnier a été aboli en 2002 dans le cadre des accords de libre circulation avec l’Union Européenne, et la condition des travailleurs saisonniers a pu être mise en lumière par les historiennes et les historiens, les associations et par des mobilisations dans le but de faire reconnaître les souffrances vécues. Panese part de ce constat et postule un continuum entre la condition des saisonniers et celle des requérants d’asile, fruit d’un discours humaniste et sécuritaire à la fois, contraignant, sévère, voire violent à l’égard des réfugiés. L’historien met en avant les conditions de vie dans les centres d’hébergement fédéraux et cantonaux : des espaces fermés, isolés, surveillés et réglementés, qui invisibilisent, disciplinent et précarisent. Parmi les traces matérielles de cette continuité historique, Panese évoque deux exemples genevois : le centre des Tattes situé à Vernier, ancien centre d’hébergement pour saisonniers de 500 lits, est réattribué aux institutions d’accueil des réfugiés en 1996 ; le pavillon de Prébois, à Meyrin, situé en bordure de la piste de l’aéroport, est attribué au logement de familles précarisées jusqu’en 2006. Enfin, Panese cite le nouveau Centre fédéral d’asile du Grand Saconnex, ouvert récemment, lui aussi en bordure de piste et dénoncé dès sa phase de construction comme un exemple d’architecture carcérale. Ce dernier exemple illustre à la perfection le continuum relevé par l’historien, et questionne le futur des politiques d’asile en Suisse.

Plus qu’une plongée dans les mécanismes de correction et leurs effets sur les individus, ce panel se distingue par la variété des démarches et des points de vue adoptés par les participantes et les participants. Du projet d’histoire publique, au décloisonnement des sources, jusqu’au continuum historique, les quatre présentations résumées ci-dessus participent à la construction de la mémoire des lieux d’enfermement et des dispositifs correctionnels. Elles questionnent l’héritage historique de ces lieux et visibilisent les expériences vécues par les individus, dont beaucoup sont encore en vie actuellement.

Aperçu du panel :

  • Droux, Joëlle : Le dessin à dessein : retour sur une autre façon de dire l’histoire des jeunes enfermé.es au 20e siècle
  • Essyad, Anouk et Beretta, Cézane : L’histoire de la prison par en haut et par en bas. Que faire des archives des lieux d’enfermement ?
  • Panese, Elio : Des baraques pour saisonnier.ère.s aux Centres fédéraux d’asile (CFA)

Notes:
  1. 1

    Suivant le titre de l’ouvrage dirigé par Stoler, Ann Laura (éd.), Imperial Debris : On Ruins and Ruination, Durham, Duke University Press, 2013.


Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.

Veranstaltung
Siebte Schweizerische Geschichtstage
Organisiert von
Schweizerische Gesellschaft für Geschichte
Veranstaltungsdatum
-
Ort
Luzern
Sprache
Französisch
Art des Berichts
Conference