Entretien avec Nicolas Bancel, historien, enseignant à l'université de Lausanne. Nicolas Bancel est notamment co-auteur de Zoos Humains. Au temps des exhibitions humaines (2004) et de De l'indigène à l'immigré (2007).
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Contexte de cet entretien:
Dans le cadre de l’année des Outremers, une exposition intitulée « Un jardin en outre-mer » a ouvert ses portes le 8 avril 2011 au Jardin d’Acclimatation à Paris. Or, ce même Jardin d’Acclimatation a accueilli entre 1877 et 1931 quelques 34 groupes de sauvages exposés au public dans le cadre de manifestations coloniales. En l’abscence de réflexion par les commissaires de l’exposition sur le contexte historique lié à ce lieu, un collectif d’historiens a dénoncé la manifestation comme un «scandale».
Update: En date du 7 avril la ministre en charge de l’Outre-mer, Marie-Luce Penchard, vient de demander au Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage de conduire une mission d’étude sur la question des « zoos humains » et des exhibitions coloniales en France et plus particulièrement à Paris
Nicolas Bancel, vous avez signé une tribune dans Le Monde du 28 mars 2011 pour dénoncer l’exposition des outremers comme un «scandale». Quelles ont été les réactions ?
Je dois dire qu’à ma connaissance les réactions ont été plutôt positives. D’une part le ministère à pris en compte la dimension historique du lieu et propose aujourd’hui une série d’initiatives qui répondent, à mon sens, à l’essentiel des préoccupations qui étaient soulevées par mon article dans Le Monde : organisation de conférences et de débats, visites historiques guidées, mise en œuvre d’une commission d’historiens chargée de faire le point sur l’histoire des exhibitions ethniques à Paris. Enfin, sur le versant mémoriel, une plaque rappelant l’histoire du lieu devrait être posée à l’entrée du jardin. D’autre part, j’ai reçu, à titre personnel ou par voie de presse, des soutiens d’élus d’outre-mer ou d’intellectuels. A mon sens, nous sommes sur la bonne voie.
Pourquoi est-ce un chercheur actif en Suisse qui dénonce cette affaire ? Vos collègues français craignaient-ils des représailles ?
Non, vraiment je ne le crois pas. Les chercheurs sont encore libres de dire ce qu’ils veulent, dieu merci. J’ai réagi un peu vivement d’abord parce que j’ai beaucoup travaillé sur le sujet et qu’il m’est apparu que l’organisation de cette manifestation, dans ce lieu précis, était totalement inopportune si on n’en assumait pas en amont l’histoire. Des troupes des outremers ont été exposé, dans des conditions infâmes, au Jardin d’acclimatation. Organiser une manifestation sur le thème des outremers dans ce lieu précis, sans tenir compte de cette histoire, avait selon moi quelque chose d’obscène. Pour regarder vers l’avenir, il faut d’abord assumer le passé.
On a l’impression, vu de Suisse, que la France multiplie les maladresses dans l’élaboration de son passé colonial. Pourquoi ?
Pour ce qui concerne le cas qui nous occupe, je veux croire qu’il s’agit – tout simplement – d’ignorance. Après tout, une bourde par ignorance, quand elle est reconnue, n’est pas si dramatique. Mais il est vrai que le passé colonial est encore très difficile à aborder et à assumer. Pourquoi ? Parce que les décolonisations ont constituées un traumatisme collectif profond ; parce que la France a vu sa position et son discours en matière de droits de l’homme singulièrement relativisée par l’épisode colonial (l’universalisme et l’égalité ne s’appliquait pas aux colonies) ; parce que certaines fractions de la population – les rapatriés, les harkis, les immigrés postcoloniaux – sont porteurs d’une mémoire souvent douloureuse qui n’a trouvé que récemment à pouvoir s’exprimer dans le débat public. J’ajouterais que la politique, ou en tout cas les discours, du pouvoir actuel en matière de mémoire historique sont fondamentalement régressifs : pensez par exemple que pas un officiel n’a assisté à l’inauguration de la Cité Nationale de l’Histoire de l’immigration, que le projet d’une « maison de l’histoire de France » est parti sur de mauvaises bases en voulant ressusciter un « roman national » désormais bien flétri, à rebours d’une recherche historique qui s’est largement affranchie de ces présupposés idéologiques et qui s’est, en outre, internationalisée. Enfin, si l’histoire coloniale s’est maintenue depuis les années 1960 dans le champ académique français, force est de constater qu’elle ne pèse pas bien lourd et, d’autre part, qu’elle n’a pas encore pris à bras le corps les conséquences de la colonisation en métropole, ce que les Postcolonial studies ont envisagés depuis maintenant plus de vingt ans dans la littérature scientifique de langue anglaise. Bref, ce passé a du mal à passer.
Si le passé colonial ne « passe » pas, c’est donc qu’il continue. Quelles sont les éléments de cette continuité ?
Il faut faire attention avec le terme « continuité », qui peut suggérer – à tort – que la situation coloniale perdure telle quelle depuis les indépendances. Ce n’est évidemment pas le cas. Mais des pans entier de notre contemporanéité est tributaire de l’Empire : les immigrations postcoloniales, les liens très particuliers que la France entretient avec ses ex-colonies et surtout son « pré-carré » africain, la réutilisation de doctrines coloniales (par exemple concernant les nouvelles doctrines de la sécurité intérieure, empruntées pour partie aux théories militaires durant la guerre d’Algérie), enfin il est inopérant de se préoccuper de la xénophobie et du racisme si l’on n’a pas en tête la formation d’un univers mental hiérarchisant s’étant largement formé durant la colonisation. On pourrait également parler des conséquences de la réaffectation des hauts fonctionnaires coloniaux dans l’administration française, de la persistance de vieilles hostilités (par exemple envers les « anglo-saxons » durant le génocide du Rwanda)… Les sujets ne manquent pas…
Est-ce qu’un « Musée de la colonisation » résoudrait tous les problèmes ? Ce n’était pas cette même intention qui a déjà présidé à l’ouverture en 2007 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ?
Un musée de la colonisation ne résoudrait certes pas tous les problèmes, mais il aurait plusieurs avantages : d’une part légitimer la colonisation comme partie prenante de l’histoire nationale et mondiale et donc lui donner voie au chapitre dans l’espace public tout en dépassionnant les débats qui gravitent sur ce thème ; faire de ce lieu un centre de savoirs, où, par exemple, pourrait être organisé un centre de ressources. Il pourrait articuler des programmes de recherches internationaux, proposer des conférences et colloques ouverts au public ; sans compter qu’un tel lieu devrait aussi avoir une fonction pédagogique, en lien avec l’Education nationale (conception de programmes pédagogiques, publications spécifiques, etc.). Si ce musée était vivant, il serait aussi un espace à la fois de confrontation scientifique mais aussi de reconnaissance d’une part d’histoire que de nombreux français portent en silence.
Pourtant on a l’impression d’assister depuis une dizaine d’année à un retrour critique sur le passé colonial… Un débat confiné au milieu des historiens ?
Non, il n’est pas confiné au milieu des historiens, milieu assez feutré comme vous savez, où les polémiques sont, en général, à fleurets mouchetés. Il s’étend dans l’espace public, mais justement, trop souvent sur le mode de la confrontation et de l’anathème. Je crois aussi que ce passé est difficile et complexe et que les politiques ne savent pas quoi en faire parce qu’ils ne trouvent pas de solutions de médiation. Le pouvoir actuel a choisi, comme je l’ai dit, d’exalter plutôt – sur le mode des récits de Lavisse – les « grandes figures » et les « grands événements » qui « ont fait la France ». Je ne suis pas sûr que dans le monde terriblement complexe dans lequel nous vivons, aux transformations si rapides, bouleversé aussi par la circulation intense des idées et des hommes, cette « réponse » aide en quoi que ce soit à comprendre ce que nous vivons, ce que nous sommes devenus.
La Suisse n’a pas jamais eu de colonies. On peut donc rire de cette affaire comme d’une histoire franco-française ?
Non. Ce serait trop beau... D’abord parce que la Suisse a entretenue des relations avec les outremers (comme l’ont démontré les travaux sur le système esclavagiste), mais aussi parce que les résonnances de l’Empire ne concernent pas seulement les ex-métropoles coloniales mais tout l’Occident. Je ne prendrais qu’un seul exemple qui nous ramène au début de cet entretien : les spectacles ethniques, ces fameux « zoos humains », ont circulé en Suisse… De même, tout l’imaginaire exotique, paternaliste et raciste qui s’est déployé en lien avec la colonisation, a affectée l’ensemble de l’Europe, y compris la Suisse. Patrick Minder, vient de publier sa thèse et le titre de l’ouvrage est évocateur : La Suisse coloniale. Il démontre la pénétration en Suisse de cette culture coloniale qui est loin de se limiter aux anciennes puissances tutélaires. Mais ces recherches sont encore, il faut bien le reconnaître, très marginales concernant la Suisse.
Vous évoquez le rapatriement au Chili des corps de Fugéiens exhibés notamment en Suisse. Vous pouvez nous en dire plus sur cette affaire ?
La Vénus Hottentote, comme vous le savez, a été rapatriée en Afrique du Sud. Le Chili vient de faire la même chose. Les muséums d’histoire naturels en Europe recèlent bien des cadavres de ces « exotiques » exhibés dans toutes les villes d’Europe. Certains gouvernements semblent désormais s’en émouvoir.
Les demandes de restitutions d’archives et d’objets d’arts amenés en Occident au temps des colonies se multiplient ces dernières années de la part des pays anciennement colonisés (Egypte, Liban, Algérie) et constitutent un cauchemar pour les conservateurs. Est-ce la même problématique ?
C’est une problématique proche, mais pas identique. Concernant les objets, le legs colonial est évident, puisque certains pays ont été littéralement pillés durant la période coloniale. Sans juger de la légitimité de ces demandes, elles procèdent de toute évidence d’une volonté de récupérer ce qui est considéré comme appartenant au patrimoine culturel national. Il semble difficile, sur le plan éthique, de s’y opposer. Mais peut-être des solutions privilégiant la circulation (donc la mise en commun même si la propriété en soi est restituée aux anciennes colonies) pourraient être privilégiées ? Concernant les corps, nous sommes plutôt dans une démarche de dignité : offrir des sépultures décentes et selon les religions ou cultures locales à ces hommes et ces femmes qui ont, un temps, été utilisés pour distraire et informer les occidentaux (soulignons qu’il ne s’agissait en rien d’esclavage, les troupes s’étant très rapidement professionnalisées, avec contrats et émoluments à l’appui). Il existe une volonté de « rétablissement » : faire entrer à nouveau ces personnes considérées jusqu’alors comme inférieures (ce dont leur statut post-mortem témoigne) dans l’humanité.
Prof. Bancel merci beaucoup !



Interviewee
Prof. Nicolas Bancel (Unil)
Interviewer
Enrico Natale
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Langue
Francese
Durata
10