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En avril 1937, l’Université de Lausanne décerne le titre de docteur honoris causa à Benito Mussolini. Cette décision, prise quelques mois après la signature de l’axe Rome-Berlin, à une époque où les exactions du régime fasciste en Italie et ailleurs sont bien connues, suscite immédiatement de vives réactions dans le milieu académique et la société civile. En 2022, sur la base du rapport d’un groupe de travail piloté par le Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE), la Direction de l’UNIL condamne publiquement le geste de 1937, mais se refuse à retirer le titre de manière posthume. Elle annonce cependant vouloir mettre en place une série d’« actions mémorielles », dont l’ambition est d’ériger l’événement en un « avertissement permanent » face à la menace persistante du totalitarisme. 1
Le colloque international qui s’est tenu à l’Université de Lausanne les 7 et 8 novembre 2024 constitue le mouvement inaugural de cette politique mémorielle. Co-organisé par GABRIELLE DUBOUX, NADJA EGGERT, JEAN-PHILIPPE LERESCHE et FRANÇOIS VALLOTTON (Lausanne), l’événement visait à décloisonner l’épisode du doctorat honoris causa (d.h.c.), en le replaçant dans le contexte plus large des relations italo-suisses de l’époque et de l’attraction exercée par le fascisme sur certaines élites politiques, économiques et culturelles du pays. Dans cette perspective, les conférences ont été réparties entre cinq panels, ponctués de deux tables rondes, abordant différentes facettes et incarnations du fascisme tel qu’il a pu se manifester en Suisse avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
Le premier panel s’est ouvert avec la conférence de GIULIA ALBANESE (Padoue) sur la circulation transnationale des livres fascistes dans les années 1920 et 1930. Dès les origines du régime, la diffusion d’ouvrages posant les bases idéologiques du fascisme et du culte de la personnalité mussoliniens constitue en effet un outil de légitimation et de persuasion qui dépasse les frontières nationales. S’il est davantage le fruit d’initiatives privées que d’une volonté diplomatique officielle, ce travail de propagande rencontrera un écho certain dans le contexte de crise démocratique que traversent de nombreux pays européens. La contribution d’ALAIN CLAVIEN (Fribourg) a montré qu’en Suisse romande, la presse à grand tirage elle-même se fait le relai de certains poncifs fascistes. Dans les années 1920, la Gazette de Lausanne loue le « modèle italien » pour deux mérites, qui font écho aux préoccupations de son lectorat bourgeois : avoir repoussé le péril bolchévique, et contenu la tyrannie du parlementarisme. Le rédacteur en chef de la Gazette, Georges Rigassi, verra à ce titre dans le corporatisme syndical une piste prometteuse pour la nécessaire rénovation du libéralisme romand. MALIK MAZBOURI (Lausanne) a quant à lui fait l’hypothèse – soutenue par les interventions précédentes – que Lausanne et ses environs ont joué un rôle central dans la diffusion de l’idéologie fasciste en Suisse. Un antifascisme moins prononcé qu’à Genève ou en Suisse alémanique, un tissu associatif assujetti au régime et des autorités locales relativement conciliantes auraient ainsi composé un biotope particulièrement favorable à sa propagation. Les opérations de séduction – mais également de surveillance – menées en terre vaudoise ont finalement participé d’une forme de soft power dont les effets furent sans doute plus décisifs que les coups d’éclat d’un Arthur Fonjallaz, ou les tractations intenses mais isolées d’un Boninsegni.
Le deuxième panel a continué à dessiner les contours d’une présence diffuse du fascisme en Suisse, à l’image de la place qui lui était accordée à la radio. Les travaux de NELLY VALSANGIACOMO (Lausanne), présentés pour l’occasion par François Vallotton, montrent que si la radio de l’époque constitue un instrument de diplomatie culturelle important, les contenus politiques sont peu présents à l’antenne. La radio suisse s’intéresse à Mussolini dès son arrivée au pouvoir, mais la retransmission de ses discours est assortie de commentaires neutres et minimalistes ; le radio programme suisse italien met en avant les liens culturels entre les deux pays tout en gardant ses distances avec le régime, de façon à ne froisser ni Berne ni Rome. Même en Suisse, toutefois, le funambulisme diplomatique n’est pas toujours de mise. Dans sa contribution, COLIN RUTSCHMANN (Lausanne) s’est intéressé à la dimension visible et matérielle des présences fascistes – et antifascistes – sur le territoire helvétique, en particulier à Lausanne. Dès 1923, la capitale vaudoise est en effet le théâtre de manifestations empruntant au « répertoire d’actions » du fascisme italien : actes commémoratifs, défilés en chemise noire et conférences à la gloire du régime matérialisent une volonté d’occuper symboliquement l’espace public lausannois. Cette visibilité exacerbe les tensions et suscite des réactions antifascistes parfois sévèrement réprimées par les autorités, qui se montrent plus conciliantes avec les démonstrations profascistes « autorisées ». Présentée par MARC PERRENOUD (CIE Seconde Guerre mondiale), l’idée d’un « champ magnétique » exercé par Mussolini explique sans doute en partie cette relative acceptabilité du fascisme en Suisse romande pendant l’entre-deux-guerres. Capitalisant sur un anticommunisme atavique, instrumentalisant les craintes envers Hitler, le Duce s’acquiert par des déclarations flatteuses et des gestes généreux la sympathie de nombreux notables vaudois. Cette influence diffuse n’épargne pas l’université de Lausanne, qui compte plusieurs récipiendaires de l’ordre de la Couronne d’Italie dans ses rangs. La plupart d’entre eux joueront un rôle actif dans l’attribution du d.h.c. au dictateur.
La laudatio qui accompagne le titre de 1937, rédigée essentiellement par Arnold Reymond, témoigne de la fascination qu’un notable vaudois, académicien et non engagé politiquement, pouvait éprouver pour la figure et l’« œuvre de rénovation sociale » de Mussolini. Ainsi que l’ont montré CLAIRE-LISE DEBLUË et PIERRE EICHENBERGER (Lausanne), ce sont surtout les apports du corporatisme – point focal du troisième panel – qui sont salués, en filigrane, dans le texte de l’adresse. La doctrine corporatiste suscite en effet dès le milieu des années 1920 un vif intérêt dans le monde académique, notamment chez les élèves de Pasquale Boninsegni. Parmi ceux-ci, Albert Masnata – directeur de l’Office suisse d’expansion commerciale dès 1927 – et Raymond Devrient – futur directeur de Publicitas puis de La Suisse Assurances – joueront un rôle important dans la diffusion et la mise en pratique d’une forme de corporatisme adaptée aux réalités économiques et politiques du canton. Initialement actifs dans diverses associations d’anciens étudiants, tous deux tissent des liens entre les organisations patronales et le milieu universitaire qui perdureront après la guerre. Ces liens aboutiront notamment à la remise d’un autre d.h.c., attribué en 1958 à Raymond Devrient. Cette même année, l’Ecole des HEC et la Faculté de droit introduisent une nouvelle distinction académique : le prix annuel de… La Suisse Assurances. Si l’intervention de Debluë et Eichenberger a souligné l’importance de replacer l’épisode du d.h.c. dans une temporalité large, celle d’ANTÓNIO COSTA PINTO (Lisbonne) l’a réinscrit dans le contexte global de la réception du corporatisme à l’échelle mondiale. De l’Europe de l’Est à l’Amérique du Sud en passant par le Portugal, les régimes autoritaires y trouvent une réponse au parlementarisme, une « troisième voie » entre libéralisme et socialisme. La remarquable plasticité du modèle lui permettra de se propager dans l’espace – en dépit des particularismes locaux – et de persister dans le temps – au-delà de la guerre – pour finalement faire des émules au sein même des démocraties libérales.
En contrepoint de ce panorama transnational, les intervenants du quatrième panel se sont penchés plus spécifiquement sur le contexte académique suisse et certains acteurs clés de la décision de 1937. LAURENT TISSOT (Neuchâtel) a notamment abordé le microcosme universitaire lausannois au prisme de la biographie collective, esquissant un portrait nuancé du corps professoral de l’entre-deux-guerres. Le rôle ambigu de Frank Olivier, recteur de 1920 à 1922 mais surtout chancelier de 1918 à 1939, apparaît comme symptomatique des contradictions qui agitent l’institution : chevalier puis commandeur de l’ordre de la Couronne d’Italie, jouant un rôle certain dans l’attribution du d.h.c. à Mussolini, Olivier est également à l’initiative des invitations à enseigner faites à Ernesto Buonaiuti, théologien opposant au régime fasciste, à qui il rendra visite quelques jours après avoir remis le titre au Duce. La figure de Pasquale Boninsegni, objet de l’intervention de FIORENZO MORNATI (Turin), est certes moins ambivalente. Peu après son arrivée à Lausanne, ce Romagnol rencontre Vilfredo Pareto, professeur d’économie politique et généreux protecteur de socialistes italiens exilés, qu’il suppléera dès 1903. C’est vraisemblablement à cette époque qu’il rencontre Mussolini, avec qui il maintiendra des liens cordiaux. Vingt ans plus tard, le Duce trouvera en Boninsegni, devenu professeur mais également membre du fascio de Lausanne, un émissaire privilégié dans ses relations avec le canton de Vaud et l’université. Mais l’entremise et les manœuvres de Boninsegni, dont il ne fait aucun doute qu’elles jouèrent un rôle important dans l’épisode de 1937, seraient sans doute restées lettre morte sans une certaine complaisance – voire une certaine complicité – de la quasi-totalité du collège académique. CHRISTIAN KOLLER (Zurich) a abouti à des conclusions similaires dans son enquête sur les compromissions de l’Université de Zurich avec le régime nazi. Si certains professeurs promus peu avant ou pendant la guerre ont leur carte de membre du NSDAP, la majorité silencieuse du corps enseignant présente un profil très homogène – suisse, protestant, bourgeois, libéral – et s’accommode sans grande protestation des pressions du gouvernement cantonal, de la police de l’immigration, de l’ambassade d’Allemagne et de l’opinion publique qui s’exercent toutes à la fois sur l’institution.
Le cinquième et dernier panel a enfin porté un regard nécessaire sur l’héritage et la persistance du fascisme en Suisse après 1945. Ainsi que l’a relevé DAMIR SKENDEROVIC (Fribourg), un traitement ponctuel et sélectif du passé a permis l’émergence d’un narratif présentant la Suisse comme intrinsèquement imperméable au fascisme. Au moins jusqu’au rapport Bergier, l’historiographie elle-même cantonnait les diverses formes de collusion avec les régimes fascistes à un accident de l’histoire, un égarement temporaire et révolu. L’extrémisme de droite a pourtant trouvé en Suisse un terreau particulièrement favorable dans le contexte d’après-guerre : le premier texte négationniste est publié par un Suisse en 1949, l’Association des amis de Robert Brasillach se réunit à Lausanne dès 1958, et l’initiative Schwarzenbach, dont l’auteur est un ancien frontiste, contribuera à installer définitivement le populisme de droite sur le devant de la scène politique suisse. ANDREA MARTINI (Paris) a ajouté à cette liste un acteur important de la diffusion des idées d’extrême droite en Europe : les Éditions du Cheval ailé, dirigées par le Suisse Constant Bourquin. Malgré certaines interdictions gouvernementales, l’enseigne du Cheval ailé publie et distribue de nombreux ouvrages collaborationnistes, fascistes et nazis dès le lendemain de la guerre. Une communauté se crée petit à petit autour de la circulation et de la possession de ce type d’ouvrage, permettant le façonnement d’un vocabulaire partagé, le maintien et l’agrandissement d’un réseau, et constituant un signe de reconnaissance qui perdurera longtemps après 1945. Érigé en exemple par BETTINA BLATTER (Lausanne), le parcours de Karl Hackhofer, politicien suisse au passé frontiste, est également symptomatique de la continuité des idées conservatrices par-delà la guerre. À l’instar de nombreux champions de l’anticommunisme, Hackofer est actif dans différents cercles d’influence – économique, militaire, politique, professionnel – qu’il mobilise en fonction des occasions et des besoins. Cet opportunisme est peut-être plus généralement celui d’une idéologie souple et polymorphe, qui saura se reconfigurer pour s’adapter aux réalités économiques et sociopolitiques de la seconde moitié du XXe siècle.
Hasard du calendrier, le colloque s’est tenu au lendemain des élections américaines de 2024, remportées par Donald Trump. Dans un contexte géopolitique marqué par la montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale, les conférences ont souligné l’importance d’une réflexion sur l’histoire et les mécanismes d’une menace constamment renouvelée pour les démocraties. Symptôme d’une époque, l’épisode de 1937 impose rétrospectivement un travail de mémoire autant qu’un devoir de vigilance, qui mériteraient de trouver des prolongements en dehors du cadre strict de la recherche académique. Dans cette optique, l’Université de Lausanne a mis sur pied une exposition participative à destination du grand public, « Docteur Mussolini : un passé sensible », à voir jusqu’au 21 septembre 2025. Le colloque a lui-même été complété par une conférence publique donnée par MARIE-ANNE MATARD-BONUCCI (Paris) au palais de Rumine, dans la salle même où, en 1923, à l’occasion de la signature du traité de Lausanne, siégeait un certain… Benito Mussolini.
Notes 1 Université de Lausanne, «Doctorat Honoris Causa Benito Mussolini», unil.ch, <https://www.unil.ch/unil/fr/home/menuinst/universite/histoire/chronolog…;, consulté le 6.1.2025.
Aperçu du programme:
Mot de bienvenue du Recteur de l’UNIL, Frédéric Herman
Gabrielle Duboux, Nadja Eggert, Jean-Philippe Leresche et François Vallotton : Introduction
Panel 1 (modération : Benedikt Hauser) – Réception, circulation et promotion du fascisme de l’entre-deux-guerres
Giulia Albanese : Le fascisme en marche. La dimension nationale et transnationale de la circulation du fascisme italien entre la fin des années 1920 et les années 1930
Alain Clavien : « La Gazette de Lausanne » face à l’Italie de Mussolini
Malik Mazbouri : Propagande, présences et sociabilités fascistes à Lausanne 1922-1943
Panel 2 (modération : Mauro Cerutti) – Nouvelles recherches sur le fascisme en Suisse
Nelly Valsangiacomo : Les ondes et le noir. Pistes sur la radio suisse et le fascisme (conférence présentée par François Vallotton)
Colin Rutschmann : Fascisme et antifascisme sur le territoire lausannois durant l’entre-deux-guerres. Répertoires d’actions et ostensibilité des antagonismes
Marc Perrenoud : Des personnalités suisses dans le champ magnétique de Mussolini
Table ronde 1 (modération : François Vallotton) – Le doctorat honoris causa de Benito Mussolini : prospections et perspectives
Andrea Martini, Marc Perrenoud et Stéfanie Prezioso
Panel 3 (modération : Matthieu Leimbgruber) – Le corporatisme dans l’entre-deux-guerres
Claire-Lise Debluë et Pierre Eichenberger : Une « nébuleuse corporatiste » ? Circulations et appropriations du fascisme italien au sein des milieux patronaux romands dans les années 1930
António Costa Pinto : The Corporatist “Third Way” in the Era of Fascism
Panel 4 (modération : Martin Lengwiler) – Les philofascismes : prolongements scientifiques et académiques
Laurent Tissot : Philofascisme et Université de Lausanne à la lumière de la biographie collective
Fiorenzo Mornati : Pasquale Boninsegni à Lausanne. Le rôle académique et l’action politique
Christian Koller : The University of Zurich and its Staffing Policy in the Age of National Socialism
Panel 5 (modération : Giulia Albanese) – Héritages et recompositions des fascismes
Damir Skenderovic : Fascisme et extrême droite après 1945. Une histoire suisse difficile
Andrea Martini : The Heritage and Re-emergence of Fascism in Europe and Switzerland
Bettina Blatter : Karl Hackhofer. Un anticommuniste au passé frontiste
Table ronde 2 (modération : Sévane Garibian) – Pratiques et politiques mémorielles au sein des universités suisses
Nadja Eggert, Matthieu Leimgruber, Sébastien Farré et Matthieu Gillabert
Conférence publique (en collaboration avec le Laboratoire Histoire et Cité)
Marie-Anne Matard-Bonucci : Pour une histoire globale du fascisme