Au tournant du XXe siècle, l'industrie textile suisse, confrontée à une crise et à une concurrence accrue, se tourne de plus en plus vers les pays voisins pour recruter une main-d'oeuvre prête à accepter des conditions de travail peu attractives. À partir de 1908, une quarantaine d’ouvrières italiennes arrivent à Mels (SG), un village proche de Sargans. Elles sont hébergées dans le «Mädchenheim » rattaché à l'usine textile Schuler Heer. La plupart de ces jeunes ouvrières sont catholiques, mineures et issues de milieux ruraux modestes ; leur migration intervient typiquement dans un cycle de vie précis, entre la fin de l'enfance et le mariage. Cette main-d'oeuvre est considérée comme particulièrement vulnérable, c'est pourquoi le séjour nécessite un encadrement pédagogique et moral, qui est assuré par les soeurs de Menzingen. Le système des foyers pour jeunes filles en Suisse s'inscrit dans une continuité européenne (occidentale) et nord-américaine du modèle du couvent-usine, qui apparaît au XIXe siècle, à la suite de la lutte supposée contre la pauvreté et l'immoralité causées par l'ère industrielle. Le foyer pour jeunes filles doit non seulement protéger les travailleuses, mais aussi les transformer par le travail domestique, en leur apprenant la discipline, la rigueur et l'obéissance, afin qu'elles puissent ensuite, une fois mariées, mener une vie de femme au foyer mariée, consacrée au travail, à la reproduction et à la foi.
Ce travail cherche en premier lieu à comprendre le fonctionnement du système du Mädchenheim et s'interroge en conséquence sur les imbrications des acteurs et actrices industrielles et religieuses ainsi que des autorités locales et fédérales qui font vivre le système.
Il postule que le système repose avant tout sur l'isolement des ouvrières italiennes à Mels. Leur vie se structure autour du contrôle de leur corps et de leur quotidien, tant à l'usine qu'au foyer. Elles ne sont pas autorisées à sortir seules, leur correspondance avec le monde extérieur est contrôlée et leur salaire est géré par les religieuses. Ces mesures conduisent à la création d'un espace clos qui, premièrement, isole les travailleuses du village de Mels, de la population locale et de leur langue. Deuxièmement, ces mesures ont également pour effet d'isoler les ouvrières italiennes du reste du personnel de l'usine et des syndicats, car elles ne peuvent pas se solidariser en vue d'éventuels conflits de travail. Jusqu'à la fin du foyer en 1970, ces principaux vecteurs de contrôle par les sœurs sont largement maintenus.
Cela sert avant tout les acteurs de l'industrie, qui trouvent dans les ouvrières italiennes une maind'œuvre vulnérable et « malléable » en raison de leur âge, de leur sexe et, surtout, de leur origine. Leur migration temporaire et leur attachement au foyer s'avèrent appropriés pour faire face à la nature très fluctuante de l'industrie textile transnationale. De leur côté, les actrices religieuses font du prosélytisme pour un monde meilleur, le foyer de Mels servant d'exemple pour la vie d'une « bonne » famille chrétienne civilisée. Outre les objectifs caritatifs, les foyers pour jeunes filles servent également à assurer la relève à plus long terme, c'est-à-dire l'avenir de l'Institut de Menzingen : des centaines d'ouvrières sont recrutées dans les foyers pour devenir les futures sœurs de Menzingen. Les autorités, de leur côté, sont libérées de leur tâche d'intégrer les travailleuses dans les foyers ou d'en assumer la responsabilité au niveau communal et fédéral, et donc d'investissements de toute sorte. Elles n'ont pas à craindre une « surpopulation étrangère », mais leur donnent à l’industrie textile une main-d'oeuvre flexible qui contribue à augmenter le produit intérieur brut dans un secteur important pour la prospérité de l'économie nationale.