Responsabilité : Bela Kapossy
Intervenantes et intervenants : Eléonore Beck / Laurent Cuvelier / Yvan Jauregui
Commentaire : Bela Kapossy
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Ce panel est une contribution à l’histoire des dynamiques de politisation ordinaire en milieu urbain au cours du XVIIIe siècle. Le tournant spatial a permis de mettre en lumière le rôle de l’espace géographique, non plus comme un simple décor dans lequel les actrices et les acteurs évoluent, mais comme un sujet historique à part entière, agissant directement sur les mécanismes sociaux à l’œuvre. Les trois interventions qui composent ce panel se placent ainsi dans la droite lignée de ce renouvellement historiographique et méthodologique, et contribuent, chacune à leur tour, à détailler les modalités qui lient spatialité et dynamiques contestataires à l’heure des révolutions.
L’intervention d’ELÉONORE BECK (Genève) se concentre sur l’appropriation des espaces de seuil par les femmes à Genève à la fin du XVIIIe siècle. À la croisée des histoires sociale et du genre, elle propose d’explorer le rôle joué par les fenêtres dans l’agentivité et la visibilisation des femmes lors des épisodes de contestation populaire. Il s’agit ainsi d’étudier les modalités de politisation ordinaire en dehors des espaces institutionnels, au travers de ces espaces liminaux que représentent les fenêtres, jusqu’alors peu explorés par la recherche. Au XVIIIe siècle, Genève connaît un grand mouvement d’urbanisation, marqué par une densification de la ville, le développement de faubourgs, et l’apparition de zones de circulation restreintes comme les couloirs et les ruelles. La promiscuité des quartiers modestes et intermédiaires favorise le développement d’une activité politique ordinaire. Dans ce contexte, la fenêtre devient un espace de première importance, au travers duquel les femmes, dont l’autorité et l’agentivité résident d’abord dans l’espace du domicile, deviennent des témoins privilégiés de l’activité contestataire. C’est en étudiant les témoignages mobilisés dans les archives judiciaires que Beck a pu mettre en évidence la place centrale des femmes dans la mise en récit des événements. Perchées en hauteur, observant la scène sociale depuis leurs fenêtres, elles sont régulièrement interpellées par les autorités, qui recherchent en elles des témoins de qualité. Toutefois, réduire le rôle des fenêtres à de simples postes d’observation serait oublier la possibilité, pour les habitants, d’en faire des postes d’intervention, révélant par-là un usage hautement politique. C’est par les fenêtres que peuvent être proférés des cris, des dénonciations, mais c’est aussi depuis ces hauteurs que des jets de projectiles ou encore des coups de feu peuvent être perpétrés, comme c’est le cas en janvier 1789 lorsque la population de Rive et de Saint-Gervais se soulève contre le prix élevé du pain. Elles deviennent ainsi des espaces de violence autour desquelles s’organisent la contestation et la résistance face aux tentatives de répression. Espaces de seuil entre la domicile et la rue, l’intérieur et l’extérieur, l’invisible et le visible, les fenêtres participent à visibiliser les femmes ainsi qu’à en faire de véritables actrices des dynamiques sociales et contestataires.
La contribution de LAURENT CUVELIER (Tours) a pour objectif de réfléchir au sujet de l’affichage à Paris au XVIIIe siècle. La multiplication des affiches et des placards, non plus seulement à visées politiques, mais aussi commerciales (produits, spectacles), questionne l’(in)visibilité du politique dans l’espace urbain ainsi que les mécanismes de répression qui se mettent en place dans le but de masquer le subversif. Cuvelier insiste sur la nécessité d’inscrire l’élaboration de la loi du 29 juillet 1881 au sujet du droit d’affiche dans une chronologie plus longue. Il remonte ainsi à la fin du XVIIe siècle, où se développe un contrôle préventif similaire au contrôle des imprimés : permissions imprimées au pied du document, identification des afficheurs, réglementation des horaires autorisés pour afficher, espaces de publication réservés aux autorités. Les tentatives de cette « police des affiches », précise Cuvelier, parviennent rarement à leurs fins. En cause un manque de moyen et de personnel pour contrôler tous les murs. Ainsi la surveillance se concentre uniquement sur des bâtiments en particulier, d’où naît une géographie urbaine du visible : afficher à certains endroits, c’est s’assurer une visibilité auprès de la population parisienne, où l’alphabétisation touche près de 80% des hommes et 60% des femmes. La Révolution française aboutit à une explosion des affiches politiques et disruptives. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui assure le droit d’expression, amène à une multiplication des affiches militantes de la part de particuliers ou de groupes politiques. Si la mise en place d’affiches est un acte ostensiblement politique, où les actrices et les acteurs rendent visible leur engagement militant, l’arrachage l’est tout autant. Les archives des commissaires et des sections de police de Paris nous informent en effet que la dégradation d’affiches officielles est conçu comme un geste politique, qui passe donc par l’invisibilisation de l’adversaire dans l’espace urbain. Cuvelier conclut en évoquant le phénomène inverse, où des affiches informant la population de l’abolition des privilèges la nuit du 4 août 1789 sont protégées lors de veilles militantes, illustrant une dernière fois les enjeux politiques liés à l’(in)visibilisation des affiches.
La présentation d’YVAN JAUREGUI (Genève) étudie la place du politique au sein des métiers corporés à Paris dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et plus spécifiquement le cas des compagnons. D’emblée, il s’oppose à l’idée que les populations défavorisées et les métiers artisanaux prérévolutionnaires sont si occupés par les nécessités quotidiennes qu’ils n’ont pas la possibilité de développer de pensée politique. Au contraire, il préfère mettre en valeur les mécanismes de politisation ordinaire qui ont cours chez les compagnons. Ceux-ci connaissent en effet une dégradation de leurs droits et de leur liberté l’égard des communautés qui, dès 1740, généralisent l’usage du billet de congés et de l’enregistrement. De cette position de dépendance apparaissent les germes de plusieurs phénomènes de politisation exploitant l’(in)visible. Dans le cas des réunions au milieu des débits de boisson, Jauregui met en avant la volonté des compagnons de se réunir et de sociabiliser dans des espaces restreints, propices au désordre et à la bousculade, qui permettent le masque et l’anonymat. Ici, la politisation des compagnons au sein d’assemblées délibératives où chacun peut s’exprimer librement se mêle à une volonté d’invisibilisation. À l’inverse, le cas des compagnons perruquiers illustre une autre dynamique. Contre l’obligation d’enregistrement auprès de la communauté, les compagnons décident de s’assembler dans des billards ou des cabarets, d’où ils exigent que les jurés viennent les embaucher. En se réunissant dans ces lieux, à la vue de tous et particulièrement des jurés, les compagnons affirment leur volonté de se rendre visibles et d’entamer un rapport de force avec leurs adversaires. Jauregui évoque enfin le cas du compagnon Joseph Papillon et de sa cavale dans les rues de Paris contre la police pour violence et agression. La rue se situe ici dans la continuité des débits de boisson et des billards, où la suractivité des voies de passage est propice aux éclats de violence et à la publicisation du mouvement de contestation des compagnons.
Le commentaire de BÉLA KAPOSSY (Lausanne) relève l’importance d’une approche métaphorique de l’espace public, entre visible et invisible, qui permet de mieux comprendre les mécanismes de politisation ordinaire à la fin de l’époque moderne. Il note que cette démarche analytique, qui consiste à se concentrer sur les espaces de la politisation, est extrêmement prometteuse, et constitue en même temps un complément précieux aux histoires politiques et sociales traditionnelles.
Aperçu du panel :
- Beck, Eléonore : Fenêtres sur l’événement : participations politiques féminines et espaces liminaires à Genève (1780-1798)
- Cuvelier, Laurent : Un ordre mural contesté. (In)visibilité des affiches à Paris au XVIIIe siècle
- Jauregui, Yvan : De la discrète assemblée à l’ostensible confrontation. Luttes politiques et spatialité dans le monde de l’artisanat parisien du XVIIIe siècle
Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.