Né en 1877 dans le Chablais vaudois, Henry Croisier émigre en Russie en 1899, où il s’établit comme professeur de français, La Révolution d’Octobre brise cependant ses perspectives professionnelles et, face à la dégradation rapide de ses conditions de vie, il rentre en Suisse en juillet 1918. Désargenté, Croisier donne une série de conférences et rédige des articles sur son expérience en Russie, avant d’effectuer une mission diplomatique officieuse à Paris en 1919- 1920. Ambitionnant une carrière de journaliste, il dirige la rédaction de la Feuille d’Avis de Montreux (FAM, 1921-1936) devenue Journal de Montreux (1936-1940), et décède en 1941.
Reposant sur des archives inédites et sur un important corpus journalistique, au croisement des histoires de la presse et de l’anticommunisme, cette étude établit une biographie professionnelle d’Henry Croisier sous l’angle de sa lutte contre le bolchevisme. Nous nous intéressons en particulier à la manière dont il exploite le capital symbolique émanant de son statut de témoin-victime de la Révolution russe afin de se (re)construire une situation professionnelle et de s’ériger en figure majeure de l’anticommunisme en Romandie.
Ce travail est divisé en trois grandes sections chronologiques reflétant les principaux rôles socio-professionnels endossés par Croisier dans son rapport au bolchevisme, ceux de rescapé de Russie, de témoin-militant et de journaliste. Nous questionnons notamment la manière dont la Révolution d’Octobre agit sur son parcours et son évolution idéologique. Partant du postulat qu’une grande partie de la légitimité de parole de Croisier procède de son activité testimoniale, nous étudions également les conditions de production du témoignage ainsi que sa médiatisation dans un contexte plus large de crainte de la diffusion du bolchevisme en Suisse. Devenu collectif par son usage à des fins de mobilisation politique et morale, le récit est parfois remis en question ou rejeté. Il permet néanmoins à son auteur de rétablir sa situation et de s’installer durablement dans le champ médiatique romand. Les dynamiques caractérisant ce dernier sont également analysées, afin de mettre en lumière l’impossible adaptation du témoin-militant antibolchevique à un cadre professionnel exigeant la neutralité journalistique.
Constatant finalement un « vide mémoriel » autour de la figure de Croisier, cette étude interroge ainsi l’étiolement progressif de son capital symbolique, en même temps qu’elle prétend analyser la manière dont un drame personnel et collectif influe sur une destinée particulière et comment celle-ci, loin de simplement subir les événements, exploite une expérience traumatique pour continuer à exister.