Le "politique" des politiques d'édition scientifique

Le débat sur l'Open Access a des ramifications étonnantes. En survolant les comptes rendus d'un colloque sur la publication scientifique en Open Access tenu à Milan en octobre 2010, mon attention a été retenue par une liste de personnes présentées comme des figures de proue de l'Open Access: Paul Ginsparg, Stevan Harnad, Antonella De Robbio, Jean-Claude Guédon, Peter Suber. Ce qui suit est pour l'essentiel un résumé de l'article de Jean-Claude Guédon, Accès libre, archives ouvertes et Etats-nations: les stratégies du possible, 2008 (à lire ici). Jean-Paul Guédon est professeur de littérature comparée à l'université de Montréal. 1. Open Access vs. Impérialisme Les coûts prohibitifs des revues scientifiques ne sont pas seulement un fardeau pour le budget des bibliothèques, elles sont aussi un instrument de maintien de la domination des pays "riches" sur les pays dits "en voie de développement". "Tout fonctionne, note l'auteur, comme si la connaissance de pointe ne devait surtout pas s'étendre aux régions dominées du monde". L'économie de la connaissance - compris comme le modèle économique qui régit la diffusion des résultats de la recherche scientifique - favorise ainsi le renforcement des rapports de pouvoir entre les nations. Étant entendu qu'une politique efficace en matière d'Open Access nécessite une volonté politique forte, on notera que les initiatives les plus innovantes en matière de publication scientifique viennent de pays comme le Brésil ou l'Egypte. 2. Prestige académique vs. communication scientifique En théorie, plus l'information circule librement, plus la recherche scientifique en profite. De même, explique Guédon, "la puissance d'un réseau de scientifiques dépend du nombre de ses participants". Ces postulats devraient amener les chercheurs à privilégier la publication en Open Access, qui leur assure une plus grande diffusion. Mais tel n'est pas le cas. Les administrateurs d'archives ouvertes vous le diront, convaincre les chercheurs à déposer leurs publications dans une archive académique tient du cauchemar. Pourquoi ? Parce que les chercheurs recherchent du prestige, qui leur confère l'autorité, autant, sinon d'avantage, que des lecteurs et de la visibilité. 3. Économie politique du prestige académique Le sociologue Pierre Bourdieu décrivait dans un article de 1975 le champ scientifique comme le théâtre d'une "lutte politique pour la domination scientifique". Les armes de cette lutte politique sont multiples. Il y a bien sûr l'exercice de la référence et sa formalisation dans un système de notes (Voir à ce propos Anthony Grafton, The Footnote. A Curious History, 1997). Il y a aussi l'identité du médium de publication. Dans le domaine scientifique, le prestige d'une revue dépend aujourd'hui quasi-exclusivement de son facteur D'impact, un critère d'évaluation propriétaire qui obéit d'avantage à la logique du marché qu'au progrès des lumières. Ainsi les chercheurs sont amenés à alimenter un système de publication scientifique (dont ils sont à la fois les producteurs et les récipiendaires) qui va parfois à l'encontre des progrès de la recherche elle-même. A cela s'ajoute encore, surtout dans les sciences humaines, le prestige conféré par son âge vénérable au support papier par rapport au médium numérique. 4. La lutte continue En Suisse, l'enthousiasme populaire pour le recyclage des ordures ménagères est tel que plusieurs incinérateurs ont du réduire leur activité. A force de campagnes de communication, le recyclage a acquis le prestige social nécessaire pour devenir une habitude. Il faut faire de même avec la publication en Open Access. Répéter inlassablement aux chercheurs que déposer une copie de leurs publications sur un serveur académique va dans leur intérêt. Faciliter les démarches administratives en mettant à disposition des documents pour négocier avec les éditeurs. Sensibiliser aux enjeux politiques et sociaux de l'Open Access. Enfin travailler à conférer prestige et autorité aux différentes formes de publication en Open Access. 5. Out of the Repository Pour apporter notre modeste contribution à ce noble édifice, infoclio.ch va lancer à partir de février 2011 la nouvelle rubrique Out of the Repository. Chaque mois, nous choisirons un article déposé en Open Access sur un serveur institutionnel suisse et le mettrons en valeur sur notre page d'accueil, en donnant la possibilité à son auteur de présenter en quelques mots sa recherche.
Crédit image: Owni, "Quelles différences entre le bien commun et le communisme ?", 6 jan. 2011.