Objet aux contours fluctuants, le prodige, dans l’Europe des XVe–XVIIe siècles, se décline sous de nombreux quasi-synonymes (événements surnaturels, merveilleux, admirables ou terrifiants). Pour en cerner les contours sans en exclure les débats, nous suivrons la définition de Nicolas Balzamo (2014), qui voit dans le prodige un événement surnaturel — comète, tempête, naissance monstrueuse, désastre — ne manifestant pas de façon indiscutable la puissance divine, contrairement au miracle — conversion soudaine, source tarie qui rejaillit… Depuis les travaux de Jean Céard (1977), cet objet a retenu l’attention des historiens, historiens de l’art et littéraires (voir Jensen et al., 2022) et continue de faire ses preuves, comme l’illustre le projet Spectacles célestes dirigé par Florian Métral. Ce colloque propose d’en renouveler l’approche en l’inscrivant dans une réflexion sur les temporalités — et tout particulièrement sur le présent, ce moment instable où surgit l’extraordinaire et où se cristallisent interprétation et alerte (Blanc et al. 2023).
Quel que soit le terme employé ou la nature de l’événement, le prodige se distingue en effet par une temporalité singulière. Il réintroduit l’inattendu dans le présent et permet d’interroger la manière dont une époque se comprend elle-même, dans son actualité et son immédiateté. Ce « présent prodigieux » n’est pas une simple transition : il constitue un moment saturé d’enjeux affectifs, politiques et cognitifs. Par ses effets immédiats — peur, émerveillement, rire, sidération —, le prodige reconfigure le présent et suscite un foisonnement de récits, d’images ou de discours. Objet de controverses orales ou écrites, il circule dans des formats variés, du traité érudit à la polémique, du libelle à la chronique. Le réel fissuré se reconstruit alors dans les signes qu’il délivre et dans les savoirs qu’il permet de forger.
Ce colloque entend montrer en quoi la période 1400–1700 constitue un moment d’intense diversification des appropriations du prodige. Il s’agira d’identifier les acteurs qui s’en emparent, les formes qu’ils mobilisent et les outils interprétatifs qu’ils élaborent. L’ampleur chronologique retenue permettra d’éclairer ruptures et continuités dans les représentations, fonctions et théorisations du prodige, au fil des mutations techniques — comme l’imprimerie — et des bouleversements politico-religieux liés à la Réforme.
Ce colloque aborde des thématiques en résonance avec Capturing the Present in Northwestern Europe (1348–1648), projet interdisciplinaire porté par les universités de Lille, Lausanne et Neuchâtel. Nous invitons les chercheuses et chercheurs dont les travaux portent sur la France, les Pays-Bas, l’Allemagne ou l’Angleterre (XVe–XVIIe siècle) à proposer une communication relevant d’un ou plusieurs des trois axes suivants.
Axe 1 : Représenter le prodige
Le prodige est une notion instable, traversée de débats sur son origine, sa signification et sa légitimité. Entre les XVe et XVIIe siècles, il peut être signe divin ou illusion risible, événement destructeur ou source d’émerveillement (Céard 1977 ; El Kenz et Vignaud 2016). Cette ambivalence rend sa définition délicate. La distinction moderne entre miracle et prodige ne s’impose qu’au début du XVIe siècle, notamment avec le Dialogorum de Prodigiis de Polydore Vergile, et le vocabulaire demeure fluctuant. Monstra, prodigia, ostenta, portenta, merveille, miracle coexistent sans hiérarchie fixe (Fontaine 2019). D’où la nécessité d’une approche nuancée, fondée sur la diversité des sources — textes savants, imprimés, images, récits populaires — produites dans un contexte traversé par les conflits confessionnels et les progrès scientifiques.
Par sa nature étonnante, le prodige nourrit autant les récits littéraires que les représentations iconographiques. Il s’inscrit dans des narrations de l’instant (feuilles d’actualité, premières presses) (Arblaster 2014 ; Pettegree 2014) mais aussi dans des chroniques du quotidien (journaux, almanachs) et dans des recueils que l’héritage paradoxographique antique continue d’alimenter. Peintures, enluminures et gravures fixent à leur tour le prodige en image et en construisent un récit visuel. Chaque médium, avec ses contraintes propres, influe sur la manière de représenter l’irruption de l’extraordinaire dans le temps ordinaire (Berns 2016) et offre un point d’entrée fécond pour reconsidérer la question classique des réceptions populaires (Chartier 1987), en révélant des appropriations multiples au sein de publics très divers.
Les recueils de prodiges articulent souvent le présent et des événements antérieurs. Les incendies naturels, par exemple, sont mis en parallèle avec la destruction de Sodome et Gomorrhe, tandis que dans les tableaux de Joachim Patinir ou Herri met de Bles, ces cités bibliques prennent l’apparence de villes contemporaines. À l’inverse, certains auteurs mobilisent le passé pour souligner l’inédit du présent : Rege Sincera, dans son récit de l’incendie de Londres, relègue le feu de Malines au rang d’épisode exagéré ou limité. L’organisation chronologique des recueils participe à la construction d’un sens historique du prodige déterminant la portée morale ou théologique des événements. Pierre Boaistuau, dans ses Histoires prodigieuses, affirme rapporter les cas « les plus memorables » depuis la naissance du Christ jusqu’à son siècle : il inscrit ainsi les prodiges dans un temps chrétien continu. D’autres, comme le Livre des Miracles d’Augsbourg, les encadrent entre Genèse et Apocalypse, soulignant leur fonction eschatologique.
Dans les imprimés, manuscrits ou recueils illustrés, texte et image collaborent pour figurer le prodige. Tandis que le récit recompose l’événement dans une temporalité linéaire, les images en condensent l’instant le plus spectaculaire ou juxtaposent plusieurs scènes, créant un « présent visuel » intensément lisible. Ainsi, dans le manuscrit des Histoires prodigieuses (1559) de Pierre Boaistuau, l’enluminure du deuxième chapitre montre simultanément une comète et le siège de Jérusalem, induisant visuellement un lien de causalité entre deux événements historiquement disjoints dans le texte. Ces représentations mobilisent un large registre d’émotions — effroi, émerveillement, stupeur, parfois même rire — qui favorise l’adhésion du lecteur ou du spectateur. Le prodige devient un théâtre affectif dans lequel l’observateur se projette, voire se constitue en témoin ou en acteur (Chiari, 2019). À travers ces dispositifs formels, un présent prodigieux se rejoue dans la réception, saturé d’intensité et porteur d’interprétation.
Axe 2 : Fonctions de l’extraordinaire
Si le prodige fascine par ses formes, il opère aussi comme vecteur de discours, d’interprétation et d’autorité. Objet de savoir, d’action et de controverse, il pénètre toutes les sphères du présent — non comme simple événement, mais comme révélateur de la manière dont une société se pense dans son actualité. Il peut dénoncer ou alerter, mais aussi réjouir, consoler ou légitimer. Cette puissance herméneutique fait cependant débat. Dès le XVIe siècle, Montaigne dénonce les « quetteurs de signes » qui prétendent percer les intentions divines (Céard, 1977). Qui peut parler du prodige, et comment ? Le croisement de la rhétorique, de l’analyse du discours, de l’iconographie et de l’histoire du livre permettra d’évaluer les configurations — matérielles ou textuelles — qui favorisent la construction d’un sens (Jeanneret, 1994). Le prodige devient ainsi l’un des vecteurs par lesquels le présent est mis en récit, en débat ou en tension. En cela, il éclaire le régime d’historicité d’une époque (Hartog, 2003), c’est-à-dire la manière dont elle articule passé, futur et actualité.
Dans le contexte de la Réforme, des affrontements confessionnels ou des tentatives de pacification, le prodige, inscrit dans des usages religieux dynamiques, fonctionne comme médiateur ou catalyseur, comme un outil rhétorique et pédagogique ou encore comme activateur du culte des saints (Vauchez, 2006) ou des reliques (Guyard, 2016). Il renforce le lien entre cités terrestre et céleste et, par son pouvoir d’attraction, il recentre l’attention sur le présent : non plus seulement sur l’éternité ou le salut, mais sur l’actualité du monde. Il peut également manifester la bienveillance divine ou protéger une communauté dans l’incertitude, assumant ainsi une fonction consolatrice, édifiante voire réparatrice.
En matière de politique, le prodige constitue un outil stratégique de lecture et de mise en scène du présent. Dans un contexte de guerre ou de crise, signes célestes et catastrophes deviennent autant d’oracles politiques : ils désignent les coupables ou les élus, justifient une victoire ou annoncent une chute. Le prodige accompagne ainsi la construction du pouvoir, notamment monarchique. Il peut légitimer le souverain — ou, au contraire, nourrir une critique de son règne. Ainsi, le 21 juin 1660, le tremblement de terre pyrénéen survenu lors du retour de Louis XIV de son mariage donne lieu à deux lectures opposées : présage de malheur ou manifestation de puissance (Quenet 2010). Cette souveraineté herméneutique n’est jamais acquise. Le roi peut tenter de monopoliser l’interprétation des signes — par la loi, la censure ou la parole autorisée — mais reste exposé à des discours concurrents. La longue durée permettra de repérer les permanences de cette dynamique, des présages de la royauté d’Uther Pendragon dans l’Historia regum Britanniae(1135–1138) à La comete de l’ire de Dieu (1611), qui, à l’avènement de Louis XIII, appelle à un durcissement du catholicisme.
Loin d’être un simple symptôme de désordre, le prodige devient une forme active d’élaboration du présent. Il articule perception, interprétation et action — parfois immédiate, comme dans le Memoriaelbouck, où l’incendie de Haarlem (1576) suscite des processions publiques pour conjurer le mal. Au croisement du théologique, du politique et du sensible, il active les affects et légitime les discours. Il engage ainsi la capacité d’une société à construire une lecture de son actualité, à produire du sens face à l’événement. Le prodige permet dès lors d’interroger ce que la cité, l’État ou la chrétienté attendent de son présent — et ce qu’ils cherchent à y inscrire.
Axe 3 : Théoriser le prodigieux
Qu’il soit attribué à Dieu ou à la nature, le prodige devient, du XVe au XVIIe siècle, un objet de savoir, progressivement intégré aux tentatives de compréhension du monde. L’imprimerie joue un rôle clé dans ce processus : elle assure une diffusion élargie des textes et favorise leur actualisation. Ainsi, la Cosmographia Universalis de Sebastian Münster connaît 35 éditions entre 1544 et 1628, chacune enrichie de données nouvelles. Les traités de médecine, de botanique ou d’astronomie, en pleine expansion, ne sont pas les seuls vecteurs de savoir : les imprimés d’actualité, les mémoires et les textes hybrides participent eux aussi à la diffusion voire à la théorisation du prodigieux. Ainsi, l’auteur de l’opuscule intitulé L’effroyable incendie et bruslement general de la grande forest de Boisfort en Picardie choisit d’ouvrir son récit non par les faits eux-mêmes, mais par un exposé savant sur la hiérarchie des éléments, qui en éclaire l’interprétation. Ces supports mêlent spéculation, récit et observation, souvent à la frontière entre science et croyance. Certaines œuvres, comme Les Monstres des hommes (XIIIe siècle), proposent même une forme d’anthropologie spéculative, où l’extraordinaire devient instrument de réflexion sur les normes, les corps et la condition humaine (Dittmar et Pérez-Simon 2014).
De l’humanisme aux prémices des Lumières, les lectures savantes du prodige s’inscrivent dans un enchevêtrement de temporalités. Tandis que les savoirs antiques sont repris, corrigés ou contestés à la lumière d’observations nouvelles, témoignages contemporains et matériaux historiques se côtoient dans des textes aux formes composites (Vandamme 2015). Les traités scientifiques, notamment, articulent un discours actualisé à des images encore marquées par la tradition médiévale. À cette tension entre passé et présent s’ajoute une projection vers l’avenir : astrologues et naturalistes interprètent les prodiges comme des signes précurseurs (Niccoli 1987, Talkenberger 1990 et Drévillon 1996). Le prodige devient alors un lieu d’articulation entre mémoire, expérience et anticipation — un outil pour penser le présent à travers ses écarts (Baille 2005). Loin d’être un résidu de croyance archaïque, le prodige peut servir de déclencheur à une enquête méthodique : en 1620, L’Histoire veritable de la descouverte de l’eau minerale de la Fontaine de Segray conserve un ton merveilleux tout en élaborant un discours proto-scientifique sur les propriétés curatives de l’eau (Catel 2019).
Le surgissement du prodige impose une réponse immédiate : il faut nommer, expliquer, classer l’inattendu. Ce savoir sous pression met en tension deux temporalités : celle, longue et cumulative, des théories savantes ; celle, brève et réactive, de l’événement. Le « présent prodigieux » devient une épreuve du savoir en train de se faire — une scène de confrontation entre autorité, expérience et croyance. Les traités scientifiques reconfigurent aussi le rapport entre texte et image : l’écrit affirme un savoir actualisé, tandis que l’iconographie reste souvent ancrée dans des codes médiévaux.
Les lectures prophétiques du prodige — qu’elles relèvent de l’astrologie ou de formes de rationalité alternatives — contribuent à produire un avenir pensable à partir d’un présent déstabilisé. Le prodige installe une logique d’alerte, de prévision, parfois de mobilisation. En 1499, les astrologues Johannes Stöffer et Jakob Pflaum publient à Ulm un prognosticon annonçant un déluge universel pour 1524. Ce type de discours inscrit le phénomène dans une continuité interprétative, reliant observation du monde, mémoire des signes et anticipation collective. Il fait du présent un point de bascule, une scène où se rejouent les peurs anciennes et se formulent les attentes nouvelles — entre eschatologie, savoir et gouvernement des possibles.
Pistes de réflexion
Les communications pourront, sans s’y limiter, explorer les liens entre les prodiges et le présent à travers l’une ou plusieurs des questions suivantes :
- Comment les récits de prodiges redéfinissent-ils le présent en le coupant du quotidien ou, au contraire, en l’intégrant à une continuité temporelle plus large ?
- Quelles stratégies narratives ou iconographiques sont mobilisées pour inscrire le prodige dans une chronologie, et que révèlent-elles des régimes d’historicité à l’œuvre ?
- De quelle manière les prodiges servent-ils de jalons dans l’histoire collective ou individuelle — comme marqueurs de rupture, de fondation, de conversion ?
- Comment les temporalités multiples (présent de l’observation, passé scripturaire, futur prophétique) s’articulent-elles dans les discours scientifiques ou religieux sur le prodige ?
- Quels effets produisent les recueils de prodiges lorsqu’ils adoptent une structure chronologique ? Que disent leurs seuils et bornes temporelles de la vision du monde qu’ils proposent ?
- En quoi les controverses autour de l’interprétation des signes prodigieux révèlent-elles des tensions sur le droit de lire le présent et d’en prédire l’avenir ?
- Comment les différentes confessions chrétiennes mobilisent-elles les prodiges pour ancrer leur vision du temps sacré ou eschatologique ?
- Le prodige est-il toujours un événement qui « fait date » ? Peut-il aussi être perçu comme répétitif, cyclique, ou intégré dans une typologie intemporelle ?
- Comment les auteurs articulent-ils un discours de vérité scientifique ou naturaliste avec le temps du récit prodigieux ? Quelles temporalités scientifiques (observation, accumulation, déduction) croisent-elles les temporalités extraordinaires ?
- Comment les figures d’autorité (rois, prédicateurs, astrologues, polémistes) instrumentalisent-elles les prodiges pour façonner une lecture orientée du présent et influer sur les devenirs politiques ou religieux ?
Modalités pratiques
Le colloque aura lieu à l’Universités de Lausanne les 12-13 février 2026. Seront pris en charge le transport et l’hébergement des participant·es ne disposant pas d’un budget de fonctionnement. Les langues du colloque seront le français et l’anglais. Une publication des actes est prévue.
Les propositions de communication (maximum 300 mots + 1 page de CV avec sélection bibliographique) sont à envoyer aux adresses cordelia.flochic@unil.ch et alexandre.goderniaux@unine.ch avant le 1er octobre 2025. Une réponse sera apportée d’ici au 15 octobre.
Comité organisateur :
Cordelia Floc’hic (Université de Lausanne)
Alexandre Goderniaux (Universités de Neuchâtel et de Lille)
Comité scientifique :
Sophie Chiari-Lasserre (Université de Clermont Auvergne)
Pierre-Olivier Dittmar (EHESS)
Cordelia Floc’hic (Université de Lausanne)
Alexandre Goderniaux (Universités de Neuchâtel et de Lille)
Florian Métral (CNRS, Centre André-Chastel)