Une guerre polycentrique et ses récits – une nouvelle approche de la guerre de Trente ans

Author of the report
Laurie
Rudaz
Université de Fribourg
Citation: Rudaz, Laurie: Une guerre polycentrique et ses récits – une nouvelle approche de la guerre de Trente ans, infoclio.ch Tagungsberichte, 03.12.2024. Online: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0314>, Stand: 01.05.2025

Télécharger la version PDF du compte rendu. 

 

L'étude historique de la guerre de Trente Ans (1618-1648) a une longue tradition, mais reste encore trop guidée par des cadres nationaux qui en influencent la narration. En Allemagne, le récit usuel distingue quatre périodes dans le conflit (bohémienne-palatine, danoise, suédoise, française-internationale) distinguées par les adversaires de l’empereur, considéré comme le centre du conflit ; or, il n’y a jamais eu par exemple de ‘période danoise’, puisque Christian IV de Danemark a mené la guerre en son nom propre, sans le consentement de son conseil d’État. De même, en France, le récit de la guerre est fortement orienté par une histoire de la France qui voit une césure nette et rationalisante (de la ‘guerre de religion’ vers la ‘guerre internationale’) en 1635, alors que la France est engagée dans le conflit depuis les années 1620.

Le colloque qui s’est tenu à l’Université de Fribourg les 14 et 15 novembre 2024, sous la coordination de CLAIRE GANTET et THOMAS LAU, s’est fixé pour tâche de rompre les cadres nationaux, en considérant la guerre de Trente ans comme un fil conducteur sur lequel s’agrègent des conflits locaux ou régionaux dotés de leurs temporalités et récits propres. Il convenait donc de mettre en lumière l’importance et les rôles du ‘polycentrisme’, mais aussi les flux de personnes, de biens, d’informations et de savoirs qui ont tissé la temporalité spécifique de la guerre de Trente ans. Ce faisant, sa chronologie a été interrogée et mise en question, la guerre étant allée notamment au-delà de 1648.

Dans la première section, « The Polyphony of News Markets », SIGRUN HAUDE (Cincinnati) a examiné l'interaction transnationale entre les différents canaux d'information (rumeurs, expressions orales, correspondance privée et officielle, presse manuscrite et presse imprimée) et attiré l’attention sur l’effet psychologique des informations, notamment écrites, en temps de guerre. Quant aux communications orales, elles s’avéraient tout aussi vitales, car elles fournissaient les informations les plus récentes. L’enjeu restait à savoir si ces nouvelles étaient véridiques ou non. Sigrun Haude a ainsi souligné différents aspects majeurs : le caractère international du marché de l’information, l’interaction entre les différents canaux d’information, et finalement l’impact psychologique des nouvelles sur la population. MICHAEL KAISER (Cologne) a étudié les stratégies de reportage des correspondants et rédacteurs de nouvelles pour les princes-électeurs de Cologne, de Bavière et de Mayence, qui considéraient leurs relations écrites comme des marchandises qu’ils devaient vendre comme étant de grande qualité ; si l’on ignore à quel point ce flux d’information a façonné le cours des événements, il est en revanche établi qu’il a fortement contribué au récit que l’on en a fait. Michael Kaiser s’est notamment penché sur les messages de Johann van der Veecken, envoyés de La Haye à Cologne dans les années 1620, sur les rapports de Nicolaus Khunig au printemps 1631 (de Prague pour la Bavière), et finalement sur les informations collectées à Cologne pour Mayence, par Wilhelm Broich en 1642. THOMAS LAU (Fribourg) s’est quant à lui intéressé aux ‘troubles’ dans les Grisons et sur les interdépendances complexes de la production et du transfert de données dans le contexte des relations entre les Grisons et l’Autriche, et les Grisons et Berne. Il a montré que durant les troubles de la Valteline, les différents partis en prise ont certes collationné des informations fiables à différents niveaux, mais n’ont guère pu en tirer une politique appropriée. 

La deuxième partie, « Religious Pluralism in a polycentric Conflict », a interrogé les aspects confessionnels, souvent minimisés dans les grandes synthèses qui font actuellement foi. GUIDO BRAUN (Mulhouse) a relevé l’influence des nonciatures sur la perception curiale et donc sur l'évaluation de la guerre et de la paix par la papauté, et sur le récit qui en a été fait : là aussi, loin d’être centralisée et homogène, la perception du conflit s’est développée entre plusieurs niveaux. En analysant la chronique de guerre non publiée du pasteur saxon Christian Lehmann dans les monts Métallifères, BRIDGET HEAL (St. Andrews) en a relevé les facteurs locaux et régionaux : le pasteur a procédé à une sorte de collage fusionnant son propre vécu, des récits de témoins oculaires, et probablement des relations et des imprimés. Il a ainsi livré une vision et une compréhension autonomes des événements de la guerre, dans laquelle le religieux joue un important rôle. Bridget Heal a souligné l’importance des témoins et de la transmission orale des nouvelles dans la construction du récit, l’auteur tentant d’instaurer du sens dans les terribles évènements de la guerre, pour lui et ses lecteurs. GÁBOR KÁRMÁN (Budapest) a quant à lui étudié les stratégies de légitimation des états hongrois intégrés au Saint-Empire (Hongrie royale), en faveur de leur intervention dans la guerre, face aux princes de Transylvanie dans l’ombre de l’Empire ottoman. Anciennement un voïvodat autonome sous l’obédience de la couronne hongroise, la Transylvanie était devenue une principauté indépendante mais tributaire de l’Empire ottoman, et de ce fait un bastion hongrois anti-Habsbourg ; ses princes devenaient ainsi la cible facile d’accusations selon lesquelles leurs actions servaient les intérêts des ‘ennemis de la chrétienté’. C’est la première fois dans l’histoire de la Hongrie que les débats politiques paraissent dans la presse, notamment dans la presse internationale.

Le troisième pan, « Urban Politics and transurban Conflicts », s’est penché en particulier sur des milieux et espaces urbains. ISABELL RAHMS (Mayence) a montré comment le chapitre de la cathédrale de Mayence s'est émancipé politiquement entre 1637 et 1644, tandis que les troupes françaises occupaient la ville, forçant le prince électeur et archevêque Anselm Kasimir Wambold von Umstadt à fuir. Ces nouvelles marges de manœuvre se sont par exemple traduites par un contact direct avec la cour et les généraux français, qui a préludé à l’élection de Johann Philipp von Schönborn en tant que prince-électeur de Mayence en 1647. Ensuite, les rapports entre les villes alsaciennes, face à l’arrivée des troupes du duc Charles IV de Lorraine en Alsace, ont ensuite été examinés par PETER G. WALLACE (Hartwick College, New York). Lorsque le duc envahit la région, il impose de lourdes contributions et procède à son pillage. La menace mène les villes, en particulier Colmar, Bâle et Mulhouse, à réactiver leurs anciennes relations épistolaires et réseaux de défense, afin d’évaluer le danger et planifier les opérations de guerre et de défense. Certes, la France acquiert un certain nombre de lieux en Alsace en 1648, mais sa présence y reste faible, tandis que des cantons helvétiques se sont affichés neutres dans leur Defensionale en 1647. Enfin, PHILIPPE MARTIN (Lyon) s'est penché sur les documents comptables produits par des villes lorraines au temps de la guerre de Trente ans, la guerre étant décalée chronologiquement dans la région de la Lorraine (allant de 1631 à 1661). Si les documents et leur croisement permettent de saisir les événements avec une précision statistique, ils omettent aussi délibérément de nombreux aspects du conflit impliquant une responsabilité politique, si bien qu’on peut se demander s’ils forment déjà les prodromes de récits de la guerre de Trente ans.

 Le quatrième et dernier volet de ce colloque a interrogé les « Spaces of Violence ». MARKUS MEUMANN (Gotha/Erfurt) a exposé le thème encore peu connu de la justice militaire, donc de la régulation de la violence, notamment en ce qui concerne les armées suédoises et françaises ; un véritable savoir ainsi qu’un personnel ad hoc se mettent alors en place, dont le modèle circule durant la guerre et après elle. Comment ces réflexions et pratiques judiciaires militaires ont-elles influencé la perception usuelle de la guerre de Trente Ans comme étant une guerre particulièrement violente ? La question reste ouverte. LUCA LO BASSO (Gênes) a ensuite illustré le caractère polycentrique de la guerre à l'aide de la carrière militaire du Génois Ambrogio Spinola, engagé au service des Habsbourg dans le Palatinat (1620-1621), en Flandres (1621-1625), enfin à Casale et à Montferrat (1629-1630) ; il a en particulier mis en relief ses réseaux de relations, son habileté entrepreneuriale et son action, par l’analyse de sa correspondance très fournie, en espagnol et dans d’autres langues. Luca Lo Basso réévalue la figure de Spinola en tant que chef militaire ainsi qu’en tant qu’acteur important de l’équilibre géopolitique dans la guerre de Trente ans. Les images des espaces de la guerre et la présence de traces de violence sur les représentations cartographiques ont ensuite été traitées par SIMON FRANZEN (Tromsø, Norvège), qui a relevé la ‘migration’ de représentations sur des feuilles volantes vers la grande chronique de Matthäus Merian (1593-1650) : face aux représentations géographiques voire cartographiques axées sur un certain ordre, d’autres estampes soulignent que des destructions sont à l’œuvre. Simon Franzen a ainsi mis en évidence une tension entre un ordre spatial harmonieux, voulu par les cartographes, et la violence et le chaos qui peuvent également s’observer sur les cartes. Finalement, la guerre de Trente ans est la plus sanglante de l’histoire de l’Europe, même d’après les estimations les plus basses. On sait ainsi que les contemporains sont bien plus morts de maladies que des armes, mais comment ont-ils réagi face aux épidémies ? CLAIRE GANTET (Fribourg) a étudié les réactions des contemporains de différentes confessions (y compris juive) et leurs savoirs, ainsi que les politiques de lutte contre les épidémies mises en œuvre à Augsbourg et à Munich. Il existe en effet une lacune historiographique à ce sujet. 

Le colloque a ainsi permis la rencontre d’historiens de différents horizons et la confrontation de nombreuses régions ou lieux, de types de sources, de milieux sociaux et de temporalités différentes, parfois au-delà de 1648, afin d’apporter un regard nouveau sur la guerre de Trente ans. Une publication est prévue.

 

Aperçu de l'évènement: 

Thomas Lau (Uni. Fribourg), Claire Gantet (Uni. Fribourg) : Introduction 

1.The polyphony of News Markets

Chair : Kilian Schindler (Uni. Fribourg) 

Sigrun Haude (Uni. Cincinnati) : Uses and Realities of the News Market during the Thirty Years’ War 

Michael Kaiser (Max-Weber-Stiftung Köln) : News for politics or news for business? Advices from news writers during the Thirty Years' War 

Thomas Lau (Uni. Fribourg) : “We have safe news” – news, knowledge and decision making during the Grison Turmoil 

2. Religious Pluralism in a polycentric Conflict

Guido Braun (Uni. Mulhouse) : Une institution multipolaire face à un conflit polycentrique : la Curie romaine et ses nonciatures devant le défi de la guerre de Trente ans

Chair : Vitus Huber (Uni. Fribourg) 

Bridget Heal (Uni. St. Andrews) : War and Religious Narrative in Electoral Saxony 

Gábor Kármán (Academy of Sciences Budapest) : Regio or religio ? The debates of the Transylvanian princes and the Hungarian elite on the Thirty Years War 

3. Urban Politics and transurban conflicts

 Chair : Marco Schnyder (Uni. Fribourg) 

Isabell Rahms (Uni. Mainz) : Was the flight a blessing ? Mainz between 1637 and 1644 

Peter Wallace (Hartwick College Oneonta New York) : Intercity news networking among Alsatian towns 

Philippe Martin (Uni. Lyon II) : Les comptes des villes, une source pour dire la guerre de Trente ans ? 

Event
Une guerre polycentrique et ses récits - une nouvelle approche de la guerre de Trente ans (1618-1648)
Organised by
Claire Gantet et Thomas Lau
Event date
-
Place
Université de Fribourg
Report type
Conference