Intervenant-e-s : Raphaël Lachello (Julien Caranton absent), Oscar Gaspari, Martin Stuber
Commentaire: Luca Mocarelli
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Entre le XVIIIe et le XXIe siècle, les forêts de l’arc alpin ont fait l’objet de diverses formes d’appropriation. La plus ancestrale, fondée sur une valeur d’usage par les communautés locales – coupe de bois (construction, chauffage), cueillette (résine, écorce, mousse, aiguilles de sapin), arboriculture (chataîgnes, baies), pâturage, chasse – a été concurrencée aux XIXe-XXe siècles par l’émergence d’une valeur d’échange impulsée par les industries des plaines (bois de chauffage et de construction) et, en dernier lieu, par l’industrie touristique (résidences secondaires). Comme le souligne LUIGI LORENZETTI (Università della Svizzera italiana) dans son commentaire introductif, le rapport entre ces deux valeurs, essentiellement changeant et conflictuel, se modifie au fil des progrès de la science et de l’économie capitaliste. Les trois contributions de ce panel laissent émerger ces dynamiques dans les forêts alpines de Savoie, d’Italie et de Suisse entre le XVIIIe et le XXe siècle, en donnant à voir les enjeux qui les sous-tendent.
L’étude de JULIEN CARANTON et RAPHAËL LACHELLO (Université Grenoble-Alpes) porte sur le mode de gouvernance des ressources ligneuses dans la vallée de Maurienne aux XVIIIe-XIXe siècles. Elle prend comme socle le rapport (1828) que le royaume de Sardaigne commande à l’ingénieur des Mines Joseph Despine afin d’évaluer la capacité des forêts du duché de Savoie à fournir du combustible à l’industrie sidérurgique et aux populations locales. Cette enquête statistique est une source précieuse qui permet à l’historien de réaliser une analyse diachronique fouillée des pratiques locales en termes de gestion des forêts, principale richesse des collectivités et de l’industrie aux XVIIIe-XIXe siècles. En recommandant d’interdire l’exportation du bois et de réguler sa surconsommation au niveau local, ce rapport révèle la tendance au sein du duché de Savoie vers un usage pragmatique qui admet l’exploitation industrielle tout en ménageant les collectivités et l’environnement.
La pertinence de ce mode de gestion réglementé en 1831 est soulignée par comparaison avec le système normatif adopté après le passage des terres du royaume de Sardaigne à l’État français (1860). Cette nouvelle page de l’histoire forestière marque un changement dans la définition de la forêt comme bien collectif et source de rentabilité à l’échelle nationale. Le fondement de cette forme d’exploitation typique des plaines – le parcellaire au lieu de l’ancien mas – est toutefois peu adapté à l’irrégularité des montagnes (relief, type de sols, exposition, pluviométrie) et à la diversité des essences ; en effet, certaines, moins utiles à la production (noisetier, aulne), sont les plus importantes pour les communautés locales. Contestées également par les forestiers, l’implantation de cette approche rationalisée et productiviste est ralentie après 1880 par la politique nationale en faveur des masses rurales, qui réintroduit par endroits le pâturage en forêt.
OSCAR GASPARI (Rome, université LUMSA) évoque dans son exposé une semblable fluctuation de valeurs en Italie. Le principe ancestral d’usage des forêts des Alpes et des Appennins, reliefs très peuplés comptant pour 35% du territoire national, cède le pas à une première valeur d’échange comparable à celle de la Savoie des années 1860-1880. Au lendemain de l’unification d’Italie (1861), lorsque l’Etat libéral éponge les dettes de guerre en privatisant les forêts, le processus de déforestation et de dépeuplement qui en résulte est négligé par la première loi forestière de 1877, qui ne protège la forêt qu’au-dessus de la ligne de croissance du châtaignier (600-1100m.), aux dépens des montagnards actifs plus bas.
D’ultérieurs dommages leurs sont infligés, surtout dans les Alpes, avec la deuxième loi forestière (1910) financée par l’industrie hydroélectrique, puis par l’Etat fasciste, avec leurs intenses campagnes de reboisement et d’exploitation rationnelle des forêts et la création de vastes bassins hydroélectriques à l’emplacement des espaces et des cours d’eau auparavant affectés à l’agriculture et à l’élevage.
Un équilibre d’intérêts est recherché après la Seconde Guerre mondiale par la droite chrétienne à la tête de l’Italie républicaine. Une loi de bonification intégrale (1928) et diverses mesures voient le jour pour freiner le dépeuplement et indemniser les collectivités locales (1953), dont la défense figure désormais, comme en Suisse et en Espagne, dans la Constitution elle-même (1948).
Aujourd’hui, à l’heure où les forêts recouvrent à nouveau 35% du territoire, les montagnards italiens revendiquent le paiement des services environnementaux reconnus pas les accords de Paris (2015). La lutte contre les émissions de gaz à effet de serre engendre ainsi un nouvel avatar de la valeur d’usage des forêts.
De manière intéressante, les trois systèmes forestaux identifiés à Coire (Suisse) par MARTIN STUBER (université de Berne) tendent successivement à réaliser différentes valeurs de durabilité. A l’origine (1465-1840), la forêt joue un rôle de ravitaillement autosuffisant pour les corporations bourgeoises de la ville qui en détiennent l’usage exclusif, les montagnards ne bénéficiant que d’une partie restreinte, à titre d’immigrés. La réglementation de 1791 se situe dans une double perspective d’usage (chauffage, fabrique de clôtures, de balais) et de durabilité (affouage tous les 120 ans, régulation de la surconsommation, contrôle scientifique des coupes).
A Coire, comme en France et en Italie, le XIXe siècle marque le développement de la valeur d’échange des forêts avec l’essor de la société industrielle et le raccordement ferroviaire (1875). Avec l’entrée dans la Confédération, les bourgeois détiennent encore la propriété des forêts, mais leur usage est confié à la commune nouvellement crée, qui en fait une importante source de revenus. La valeur d’usage est fortement limitée et l'économie forestière s’oriente vers un rendement durable apte à garantir le maintien de cette nouvelle gestion économique.
Cette phase de productivité s’essoufle vers 1960 suite à la hausse des salaires et à l’essor de matériaux alternatifs. Seule l’activité de sauvegarde, subventionnée par l’Etat, rapporte encore quelques revenus à l'économie forestière. Prolongeant naturellement cette tendance, la législation de 1999 marque l’émergeance d’une nouvelle valeur de gestion des forêts liée à des principes de durabilité écologique et de loisir.
La synthèse féconde de LUCA MOCARELLI (università Milano-Bicocca) place dans ce vivier de savoirs historiques le grain de sel de l’économiste qui met en perspective les similitudes et les différences entre les divers systèmes décrits. Dans un second temps, l’attention est portée sur la complexité de concepts non univoques comme le tourisme, en prônant un dépassement de la dichotomie Etat-collectivité et une identification de la place des collectivités et de l’identité des vrais détenteurs du pouvoir décisionnel. Cette synthèse s’achève sur l’ouverture d’une piste de recherche intéressante centrée sur la question de la finalité, économique ou environnementale, de la reforestation dans l’histoire.
Aperçu du panel:
Julien Caranton, Raphaël Lachello, Mesurer la richesse des forêts. L’enquête de Joseph Despine sur « l’or vert » du duché de Savoie comme socle d’une analyse historique (1828 – milieu du XXe siècle).
Oscar Gaspari, Les forêts dans le Parlement italien entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle : solutions politiques et techniques face aux nécessités de l’industrie, de l’Etat et des communautés locales.
Martin Stuber, Versorgungswald, Renditewald, Schutzwald –Churer Forstökonomie seit dem 18. Jahrhundert.
Ce compte rendu de panel fait partie de la documentation infoclio.ch des 5èmes Journées Suisses d'Histoire.