Visibilité et légitimité des questionnements historiques

Author of the report
Maxime
Rossel
Citation: Rossel, Maxime: Visibilité et légitimité des questionnements historiques, infoclio.ch Tagungsberichte, 21.08.2025. Online: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0378>, Stand: 21.08.2025

Responsabilité : Pauline Milani

Intervenantes et intervenants : Corinne Rufli / Bernhard Schär / Andreas Fasel

Quels thèmes ne sont pas pris en compte par la recherche académique ? Pourquoi, malgré la disponibilité des sources, certains sujets, actrices et acteurs restent en marge de l’écriture de l’histoire ? Parmi ces sujets boudés : le racisme et le passé colonial du pays, la notion d’antiféminisme dans l’histoire des femmes, les piétons, l’histoire des femmes lesbiennes, le climat et les inégalités environnementales, ou encore les personnes touchées par la désindustrialisation. Les recherches proposées par les trois intervenants de ce panel, instigué par PAULINE MILANI (Fribourg), interrogent donc la manière dont certains thèmes peinent à être pris au sérieux par le monde académique, et restent cantonnés aux seules recherches d’activistes ou de manifestants.

La recherche menée par CORINNE RUFLI (Berne), dans le cadre de sa thèse de doctorat, porte sur l’histoire des femmes aimant les femmes en Suisse au 20e siècle, et a recueilli les témoignages de femmes âgées aujourd’hui de plus de 80 ans. L’historienne commence par rappeler que les femmes lesbiennes étaient peu visibles en Suisse jusqu’à la fin des années 1990. Beaucoup se mariaient pour correspondre à la norme, parce qu’elles ne voulaient pas être lesbiennes ou pour des raisons matérielles : jusque dans les années 1970, il était difficile pour une femme de mener une vie indépendante. L’amour n’était pas toujours au centre de leur décision.

Une remarque importante de Rufli montre que les catégories analytiques ne sont ainsi pas les mêmes, en recherche historique, pour approcher l’histoire des femmes lesbiennes avant le tournant du 21e siècle que pour approcher leur histoire plus récente. De même, les femmes interrogées réclament leur propre langage, d’autres formes d’expression pour se raconter. L’histoire des lesbiennes se faisait donc hors des cadres académiques et plutôt dans les milieux militants.

Intitulée « Es gab mich nicht » (« je n’existais pas »), la thèse de Rufli présente des témoignages de femmes, aujourd’hui âgées, ayant vécu dans une société où elles n’avaient pas de place, et où le prix à payer pour vivre leur attirance pour les femmes était d’être discrètes, sous peine de perte d’emploi, de rejet de la famille ou encore de violences conjugales. L’historienne nous présente quelques histoires de femmes qui ont vécu cette discrétion subie et ces difficultés à être reconnues : celui d’une femme dont la compagne est décédée, et dont la reconnaissance de son statut de veuve lui a été refusée, rendant difficile le processus de deuil. Une autre raconte qu’elle avait honte d’aimer les femmes, et que, si elle était née plus tard, elle aurait pu ne pas se marier. Ou encore cette personne qui, à 30 ans, en 1961, rencontre un homme et réalise qu’il est alors beaucoup plus simple d’avoir une vie sociale riche en tant que femme mariée, et se remettra à fréquenter des femmes après la retraite. Ces parcours de vie montrent la complexité de ces vies de femmes qui aiment les femmes avant la fin du 20ème siècle, et confirment à quel point il est inadapté ou insuffisant de les analyser avec les catégories utilisées aujourd’hui pour étudier l’histoire récente des personnes lesbiennes. Pour Rufli, la méthode de l’histoire orale (oral history) rend possible une analyse de ces témoignages sous un autre angle que celui des répressions subies, en étudiant les multiples ressources et possibilités trouvées par ces femmes pour exister dans l’ombre du patriarcat. La présentation se conclut par un rappel de l’urgence à recueillir ces témoignages aujourd’hui, les personnes étant âgées.

La présentation de BERNHARD SCHÄR (Lausanne) sur l’histoire du racisme en Suisse débute sur un constat : jusque dans les années 2000, la notion de racisme était associée aux mouvements politiques de droite et d’extrême droite ; ce n’est que récemment qu’un changement s’opère dans la compréhension du racisme. L’idée était précédemment que le racisme représentait quelque chose de circonscrit dont on pouvait se distancer. L’approche actuelle, à laquelle Schär se rattache, conteste cette idée, et la race devient ainsi une catégorie analytique dans le champ de l’histoire : en historicisant le racisme, les historiens s’approprient les concepts liés à la race et parlent désormais de « racisme structurel ».

Malgré le fait que la Suisse n’ait jamais possédé d’empire colonial, des traces de racisme se retrouvent, selon Schär, moins visibles mais tout aussi évidentes, par exemple dans les flux financiers liés à la colonisation, les images publicitaires ou encore les statues érigées dans les villes de Suisse. Fantasmes raciaux et mythes héroïques blancs de l’époque coloniale sont présents dans ces manifestations évidentes de racisme, qui, selon Schär, n’ont pendant longtemps pas été analysées par les historiens.

Comme pour l’histoire des sexualités, l’intérêt d’investir le racisme en Suisse comme champ de recherche a d’abord été le fait de milieux militants politiques ou culturels. Un exemple est pris de Berne, où deux parlementaires - d’origine étrangère - ont dénoncé le manque de considération des autorités communales par rapport à la Guilde des Maures (Zunfthaus zum Mohren), dont les armoiries et la statue sur la façade de la maison – qui représentent effectivement une personne africaine aux traits particulièrement caricaturaux – sont des manifestations évidentes, selon l’historien, de symboles publics du racisme dans la ville bernoise. Schär décrit également les réactions de certains commentateurs, pour qui cette statue n’est pas problématique car à l’époque de sa conception elle n’était pas vue ou voulue comme une manifestation de racisme. Cette façon de voir les choses est selon Schär problématique, car elle ne prend pas en compte les personnes victimes de l’esclavage, ou les personnes vivant dans notre pays qui ne viennent pas d’Europe.

Cette affaire bernoise montre selon Schär qu’il y a des angles morts dans l’histoire en Suisse, que beaucoup de choses n’ont pas été étudiées, et que les efforts des historiens actuels qui s’intéressent à ces sujets contribuent à rendre cette histoire plus visible.

La troisième intervention du panel se penche sur la désindustrialisation de la Suisse. L’historien indépendant ANDREAS FASEL (Zurich) montre que ce processus ne revient pas à une disparition de l’industrie, mais plutôt à sa transformation. La Suisse compte aujourd’hui surtout des PME, et les postes dans les grandes entreprises sont moins nombreux qu’auparavant. Ce n’est donc pas une simple tendance, mais un changement profond qui a opéré. Les choix politiques néolibéraux, de même que la financiarisation des entreprises ont, selon Fasel, eu un impact majeur sur les industries et les travailleuses et travailleurs, avec des processus douloureux liés au chômage et aux délocalisations, sans que les syndicats ne puissent intervenir.

Les villes de Bienne (10’000 personnes mises au chômage en 4 ans entre 1975 et 1979) et de Winterthour (15'000 personnes perdent leur emploi entre 1980 et 2000) sont prises en exemple, de même que l’Arc jurassien. Fasel montre que les personnes travaillant dans l’industrie vivent dans une menace permanente du chômage, ou que les entreprises partent, en particulier dans les périphéries.

Ces changements structurels dans les sociétés capitalistes ne sont pour Fasel en aucun cas naturels : ils font l’objet de luttes, contre les restructurations et les fermetures notamment. Les cas de luttes sont par exemple les grèves, comme celle organisée en 1976 à Renens suite à l’instauration du chômage partiel et au licenciement d’une cinquantaine de personnes. Une autre manifestation d’ouvriers d’une fabrique de wagons à Schlieren montre que les travailleuses et travailleurs étrangères et étrangers sont également invités à manifester par les comités d’organisation des luttes, nuançant l’idée que ces climats de lutte pour le travail mènent à des actes de xénophobie. Enfin, Fasel montre également que beaucoup de grèves et manifestations se passent dans des industries employant surtout des femmes, comme celles du textile ou de l’horlogerie, et que celles-ci mènent donc d’importants mouvements de lutte. Ces différentes formes de lutte peuvent parfois être menées sans syndicat impliqué, dans le cadre de grèves sauvages.

En conclusion, Fasel constate le manque dans l’historiographie de travaux historiques en Suisse sur la désindustrialisation, et l’absence de considération pour les problèmes sociaux liés à celle-ci. Selon lui, les travaux mettent d’avantage l’accent sur le « miracle économique » suisse, alors que les luttes sont très peu documentées et thématisées, ce qui les invisibilise dans le discours scientifique.

Ces trois présentations ont en commun d’étudier des personnes invisibles dans le discours historique. L’histoire s’est écrite sans les personnes lesbiennes, les grèves sauvages, les personnes victimes de racisme structurel. La discussion pointe du doigt le fait qu’il faudrait des volontés politiques fortes pour débloquer des financements et augmenter les recherches historiques sur ces sujets invisibles. Rufli mentionne également que son livre consacré à des portraits de femmes lesbiennes de plus de 70 ans, paru il y a 10 ans, a permis d’ouvrir la voie à de nouvelles recherches dans ce domaine1. Milani, instigatrice de ce panel, conclut en rappelant que d’autres institutions, comme les musées d’ethnographie, s’emparent aussi de ces thèmes, et qu’il faut continuer à utiliser les espaces à disposition, comme les revues scientifiques et les conférences, pour promouvoir les recherches sur ces sujets cruciaux mais boudés par la discipline historique.

Aperçu du panel :

  • Corinne Rufli : Lesbische Unsichtbarkeit – zwischen Fluch une Segen
  • Bernhard Carlos Schär : Unübersehbar unsichtbar. ‘Race’ und Rassismus in der Schweiz
  • Andreas Fasel : Was nicht mehr ist, wird unsichtbar : Deindustrialiserung in der Schweiz

Notes:
  1. 1

    Rufli Corinne, Seit dieser Nacht war ich wie verzaubert. Frauenliebende Frauen über siebzig erzählen, Baden, hier+jetzt, 2015.


Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.

Event
Siebte Schweizerische Geschichtstage
Organised by
Schweizerische Gesellschaft für Geschichte
Event date
-
Place
Luzern
Language
French
Report type
Conference