Responsabilité : Philippe Bornet / Harald Fischer Tiné
Intervenantes et intervenants : Harald Fischer Tiné / Ella Müller / Joana Simonow
Les recherches récentes sur l’histoire coloniale de la Suisse ont révélé l’implication concrète d’acteurs suisses - marchands, missionnaires, scientifiques - dans les logiques impérialistes. Mais les figures non occidentales, pourtant parties prenantes de ces récits, y restent souvent invisibles. Ce panel propose de déplacer le regard, en se concentrant sur l’Asie du Sud et la période 1830–1950. Il interroge les formes d’apparition, d’effacement ou de marginalisation de ces acteurs dans l’histoire suisse.
Le recours au sport comme plateforme de visibilité politique est mis en lumière par HARALD FISCHER-TINÉ (Zürich), à travers le Championnat du monde de cyclisme sur piste organisé à Zürich en mars 1946. À peine sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Inde, alors colonie britannique, cherche à faire reconnaître ses luttes indépendantistes sur la scène internationale. La Suisse, quant à elle, tente de préserver son image d’îlot de prospérité et de neutralité dans une Europe en ruines, tout en craignant, faute d’un engagement clair contre le fascisme et le nazisme, de devenir un pays paria. Les luttes décoloniales ne font qu’accroître cette inquiétude. Le sport devient alors un outil diplomatique. La venue de Churchill à l’Université de Zürich, en septembre 1946, participe de cette même logique de repositionnement à l’international.
Le championnat marque la première participation de pays asiatiques (Chine et Inde) et rassemble 300 athlètes issus de 22 nations, dont 97 % sont européens. Plus de 120 journalistes internationaux sont accrédités. La presse suisse se félicite de l’écho mondial de l’événement. Mais la participation indienne s’inscrit dans un contexte bien particulier : depuis les années 1870, la bourgeoisie urbaine indienne développe une pratique sportive structurée, visant à contredire les stéréotypes coloniaux associant les peuples colonisés à une infériorité physique et morale. Le sport devient un vecteur de dignité, de fierté et d’affirmation politique, y compris dans ses dimensions symboliques : hymnes, drapeaux et protocole.
La délégation indienne est emmenée par Jankidas Mehra (1910–2003), ancien cycliste de haut niveau, proche du Congrès national et célébrité du cinéma indien. À la demande de Gandhi, il remplace le drapeau impérial britannique par celui du Congrès (le drapeau de Swaraj, futur drapeau indien) lors du congrès de l’UCI (Union Cycliste Internationale), organisé en marge de la compétition. Le geste est salué avec courtoisie par le public et bien accueilli par les instances sportives.
Mais la presse occidentale ironise sur la jeunesse des cyclistes indiens (tous âgés de moins de vingt ans), leur matériel rudimentaire, leur manque d’entraînement, et même leurs habitudes alimentaires. L’échec sportif devient prétexte à juger une Inde politiquement trop immature pour être indépendante. Jankidas Mehra plaide pourtant, lors du congrès de l’UCI, pour une véritable mondialisation du sport : il conteste l’appellation de « Championnat du monde » pour une épreuve essentiellement européenne et réclame un accès équitable aux connaissances et infrastructures. Ces revendications ne seront que partiellement entendues. Un don de vélos est accordé, et, cinq ans plus tard, la première usine de cycles voit le jour en Inde, avec l’aide technologique britannique. La position moderniste de Mehra, favorable à l’industrialisation, semble plus proche de celle de Nehru que de Gandhi, qui considérait le cyclisme comme un luxe occidental superflu.
Le deuxième exposé, par ELLA DAISY MÜLLER (Zürich), explore les pratiques de collecte scientifique de la Mission bâloise (Evangelische Missionsgesellschaft in Basel) à travers le parcours de Johann Friedrich Metz (1819–1851), tisserand devenu missionnaire et fournisseur de spécimens botaniques pour la Mission bâloise, dont les collections sont finalement versées à l’inventaire du Musée d’histoire naturelle de Bâle. La Mission, fondée en 1815, s’appuie dès les années 1830 sur les réseaux britanniques pour s’implanter en Inde du Sud. Metz, actif en Inde dès 1838, participe à la collecte systématique de plantes et d’échantillons, en lien notamment avec Rudolph Hohenacker (1798-1874), ancien missionnaire reconverti dans le commerce botanique, dont on retrouve de nombreuses publicités à l’attention des botanistes européens dans la presse de l’époque, accompagnées de récits romancés d’épopées botaniques de l’autre côté de la planète.
La nomenclature botanique garde la trace de cette activité, une fougère d’Inde et du Pakistan portant aujourd’hui encore le nom de Metz (Arundinella Metzii). Loin des récits héroïques diffusés dans les publications de l’époque, les lettres de Metz révèlent plutôt un travail collectif organisé et professionnel, impliquant des collaborateurs indigènes récemment convertis, nommés Michael, Josua ou Martin (noms relevés dans la correspondance de Metz à l’inspectorat de la Mission). Ce réseau hybride croise science, religion et commerce, et témoigne de transferts mutuels de savoirs. Il révèle aussi une hiérarchie implicite dans la valorisation des contributions indigènes.
JOHANNA SIMONOW (Heidelberg) examine quant à elle les obstacles rencontrés, dans la première moitié du XXe siècle, par les couples mixtes désireux de se marier en Suisse, en particulier lorsqu’un homme non chrétien et non européen souhaitait épouser une Suissesse. Son étude repose sur des archives administratives et consulaires suisses et britanniques, qui montrent combien ces unions étaient entravées par des procédures de reconnaissance discriminatoires.
Le cas d’Emilie Ida Halm (1878–1968), propriétaire d’une boutique de prêt-à-porter à Zurich, et d’Ahmed Jinnah (1888–1947), commerçant indien apparenté au futur fondateur du Pakistan, Muhammad Ali Jinnah, illustre ces mécanismes. Soumis à validation officielle par les autorités suisses, qui consultent les autorités consulaires britanniques, leur projet de mariage se heurte au refus du consul de Sa Majesté, Cecil Hertslet, arguant du risque de polygamie – malgré les dénégations écrites et officielles d’Ahmed Jinnah, membre d’une communauté ismaélienne monogame. Le couple multiplie alors les recours : avocat suisse, pétition au gouvernement indien, intervention auprès du Foreign Office. Ils finissent par se marier à Zurich le 27 mars 1918. Leur succès semble essentiellement tenir à leur niveau d’instruction et de ressources.
D’autres cas, comme ceux documentés par Arnold Sonderegger, consul suisse à Bombay entre 1929 et 1930, montrent que ces résistances n’étaient pas anecdotiques. Des « conseils matrimoniaux consulaires » étaient systématiquement adressés aux Suissesses projetant d’épouser un homme indien. Ils comprenaient enquêtes de moralité, investigations sanitaires, et lettres-types mettant en garde contre les différences culturelles et les risques médicaux (notamment la syphilis).
En conclusion, PHILIPPE BORNET (Lausanne) souligne les difficultés soulevées par l’hétérogénéité des sources lorsqu’il s’agit d’écrire une histoire « à parts égales », intégrant aussi les points de vue invisibilisés. Le sport, comme scène d’exposition politique, révèle les tensions entre discours universalisant et réalité d’exclusion. Les collectes naturalistes racontent des coopérations inégalitaires mais réelles, longtemps invisibilisées. Enfin, les archives administratives sur les mariages mixtes permettent de saisir la persistance d’un racisme bureaucratique, dont l’ampleur et la pratique mériteraient d’être comparées à d’autres contextes nationaux européens.
Aperçu du panel :
- Fischer-Tiné, Harald : Becoming Visible on a World Stage: Indian Decolonisation, Swiss-Eurocentredness and the 1946 Cycling World Championships in Zurich
- Müller, Ella Daisy : Constructed (In)Visibilities: The Basel Mission’s Natural History Collections at the Intersections of Science, Religion and Enterprise
- Simonow, Joanna : Dubious Husbands and Unhappy Marriages: Colonial Discourse on Interracial Sexuality in Switzerland
Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.