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Apparues respectivement dans les années 1970 et 1990, l’histoire publique et la médiation historique rencontrent actuellement un important écho dans le monde académique. En Suisse romande, plusieurs initiatives témoignent de cet engouement : la Maison de l’histoire (Université de Genève, 2008), le Festival Histoire et Cité (2014) et, depuis peu, le Laboratoire Histoire et Cité (Université de Lausanne, 2023). Réunissant des praticiennes et praticiens de ces approches en Suisse et à l’étranger, la Journée d’étude internationale et les ateliers CUSO « Les différentes formes d’écriture de l’histoire et leurs effets sur les pratiques historiennes » ont été l’occasion de dresser un état des lieux, de susciter la discussion, mais aussi de dessiner différents scénarios pour poursuivre la consolidation des liens entre histoire et cité.
En guise d’introduction, CLAIRE-LISE DEBLUË (Lausanne, Laboratoire Histoire et Cité) et RAPHAËLLE RUPPEN COUTAZ (Lausanne) ont détaillé leurs motivations quant à l’organisation de l’évènement. Suite à leur engagement respectif récent dans différents projets d’histoire publique et de médiation scientifique, elles ont souhaité proposer une réflexion sur les apports de ces approches pour les disciplines historiques « conventionnelles », mais aussi sur certaines de leurs limites. Quels sont les (nouveaux) formats reconnus comme légitimes dans le champ des sciences historiques ? Quel statut occupent les nouvelles technologies dans le « boom » de l’histoire publique ? Cette dernière produit-elle des connaissances qui n’auraient pas pu émerger sous les formes traditionnelles que sont le livre, l’article ou la conférence ? De quoi les enseignantes–chercheuses et enseignants-chercheurs ont-ils et elles besoin pour écrire l’histoire autrement et quelles sont les ressources institutionnelles à disposition ?
Invité à inaugurer le colloque, THOMAS CAUVIN (Luxembourg) a brièvement retracé les origines de l’histoire publique en tant que discipline historique construite en opposition à l’histoire académique ainsi que son succès actuel dans les universités. Il a souligné que, selon lui, celle-ci ne se démarquait aujourd’hui plus de l’histoire académique tant il était désormais courant pour une chercheuse ou un chercheur de communiquer ses travaux via des canaux non strictement savants, à la radio par exemple. Thomas Cauvin considère néanmoins que les approches historiennes se distinguent désormais selon un nouveau critère : leur degré de « participation ». Par participation, le conférencier entend l’intégration de publics non formés à l’histoire dans la production de connaissances historiques. Encourageant le renforcement de cette démarche méthodologique, régulièrement critiquée par certains membres de la communauté universitaire, Thomas Cauvin a présenté plusieurs projets qu’il a menés dans ce sens. Cela a été l’occasion d’aborder quelques défis posés par les sciences citoyennes, entre autres en matière d’autorité scientifique. Ainsi, selon le spécialiste en histoire publique, certaines étapes de la fabrique du récit historique, telle que l'interprétation des sources, sont souvent trop complexes – et c’est bien normal – pour des non spécialistes de l’histoire. Quels sont dès lors les objectifs de la participation au sein de l’histoire publique si l’expertise d’une historienne ou d’un historien est indispensable ? Ceux-ci varient en fonction des aires géographiques, mais il semble que le renforcement de la cohésion sociale (histoire des minorités, devoir de mémoire, démarche de réconciliation, etc.) joue un rôle important.
Dans deux sessions de retours d’expériences au sujet des nouvelles formes d’écriture historique, plusieurs thèmes et enjeux communs ont pu être identifiés. Premièrement, les exigences propres à certains formats spécifiques nécessitent une adaptation des pratiques historiennes classiques, le développement de compétences supplémentaires, et, souvent, l’appui d’un soutien externe. Le web-documentaire réalisé par MARIE SANDOZ (Bâle) et ROXANE GRAY (Lausanne) pour célébrer le centième anniversaire des cultes radiophoniques en Suisse romande, ainsi que les visites guidées et podcasts conçus par MARTINE OSTORERO (Lausanne) et EVA PIBIRI (Lausanne) avec le concours de leurs étudiantes et étudiants de master dans le cadre du Festival Histoire et Cité, en sont de bons exemples. Afin de proposer des contenus accessibles au large public visé, des formats courts, formellement simplifiés et, dans le cas des visites publiques, interactifs, ont été adoptés. L’exercice a également mené à de nouveaux apprentissages, comme l’oralité et la gestuelle.
Dans certains cas, le recours à d’autres corps de métier est nécessaire. A cet égard, le jeu vidéo « Lausanne 1830 », conçu entre autres par LUCAS RAPPO (Lausanne) et SAARA JONES (Lausanne), a nécessité un travail d’équipe soutenu entre historiennes et historiens et développeuses et développeurs (UNIL-EPFL). Même cas de figure pour les volumes de l'« Histoire dessinée de la France » (La Découverte/La Revue dessinée), résultat d’une collaboration étroite entre expertes et experts, et parmi elles et eux SYLVAIN VENAYRE (Grenoble-Alpes), directeur de la collection, et dessinatrices et dessinateurs.
Les approches de restitution physique du sensoriel ont aussi été intégrées au programme. MYLENE PARDOËN (CNRS) transcrit des ambiances sonores historiques en reconstituant des sons d'autrefois, par exemple le chantier de Notre-Dame de Paris en 1170, sur la base d’enregistrements contemporains. Dans le cadre des visites guidées précitées, Eva Pibiri a, pour sa part, demandé à ses étudiantes et étudiants de s’essayer à la cuisine médiévale afin de mieux comprendre les sources documentaires sur lesquelles ils et elles travaillent. Ces démarches expérimentales amènent par ailleurs leur lot de questionnements tels que celui de l’authenticité du passé reconstruit à partir du présent.
L’enjeu de la participation a été un autre point de convergence entre les projets. Ainsi l’ouvrage en ligne « Le goût de l’archive à l’ère numérique » dirigé par CAROLINE MULLER (Rennes) et FRÉDÉRIC CLAVERT (Luxembourg) se voulait collaboratif, en particulier dans son « évaluation par les pairs ». D’une part, toute personne intéressée qui en avait fait la demande pouvait commenter les textes. D’autre part, à l’opposé des remarques habituellement anonymes des évaluatrices et évaluateurs, les appréciations étaient visibles par toutes et tous – amenant la possibilité d’échanges entre autrices et auteurs et reviewers – et le sont restées dans la version finale de la publication. JOSEPHINE MÉTRAUX (Berne), fondatrice du bureau de médiation historique « métraux& » a, quant à elle, présenté plusieurs de ses réalisations dans lesquelles la participation a joué un rôle important. Le site web « colonial-local » en est un exemple : en plus d’un blog sollicitant des contributions externes, deux associations de personnes racisées ont été invitées à produire des articles, en complément de ceux des doctorantes en histoire contemporaine de l’Université de Fribourg, initiatrices de la plateforme.
Le recours à la médiation scientifique dans une perspective pédagogique a aussi fait l’objet de différents exposés, entre autres celui de Raphaëlle Ruppen Coutaz et de PAULINE MILANI (Fribourg) qui ont dévoilé le « Dictionnaire sur l’histoire des femmes en Suisse » qu’elles ont développé dans le contexte de séminaires de master. Si les enseignantes tirent un bilan très positif de ces expériences, elles ont néanmoins évoqué, comme la plupart des autres intervenantes et intervenants, une charge supplémentaire importante de travail pour elles-mêmes comme pour les étudiantes et étudiants. Pour tenter de valoriser ces efforts en termes de validation universitaire, Martine Ostorero et Eva Pibiri ont, de leur côté, eu l’idée de les adapter en épreuve d’examen. Le fait que l’histoire publique et la médiation restent encore trop peu considérées sur les curriculums académiques des chercheuses et chercheurs en début de carrière a également été problématisé.
En outre, plusieurs intervenantes et intervenants ont thématisé la nécessité de trouver de nouvelles formes de diffusion du savoir historique en adéquation avec le développement des humanités numériques. Frédéric Clavert, notamment, a montré l’originalité de la revue Journal of Digital History (Centre for Contemporary and Digital History de l’Université du Luxembourg/De Gruyter Publishing) par rapport à d’autres initiatives telles que les « data papers » qui documentent des corpus de sources, mais n’en offrent pas d’interprétation: composé de trois « strates », la publication permet de publier des analyses de sources tout comme la méthode et les outils technologiques utilisés, en supplément du code informatique relatif aux documents, généralement non accepté dans les périodiques traditionnels.
Enfin, quelques retours d’expériences ont illustré l’une des utilisations fréquentes de l’histoire publique : la réparation mémorielle. C’est le cas d’un mural représentant l’histoire d’Alexei Jaccard, ancien étudiant de l’Université de Genève disparu sous le régime Pinochet en raison de ses activités communistes. Fruit de la collaboration entre ALINE HELG (Genève, Maison de l’histoire) et le collectif « Nouvelles générations Chili », celui-ci a été inauguré en 2022.
Modérée par Claire-Lise Debluë et ANNE-KATRIN WEBER (Bâle), une table ronde conclusive a ouvert le débat sur quelques-unes des perspectives offertes par l’histoire publique et la médiation scientifique en contexte universitaire. Si presque toutes et tous les intervenantes et intervenants ont exprimé le souhait que la médiation soit pensée conjointement à la recherche, ils et elles ont articulé différentes positions sur les solutions à amener pour renforcer son usage. Certains, comme OLIVIER LUGON (Lausanne) et MARIE NEUMANN (Lausanne, Service culture et médiation scientifique) ont défendu l’idée de mieux implémenter la médiation dans les cahiers des charges des enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs (y compris des doctorantes et doctorants) et des plans d’étude, possiblement sous la forme de décharges d’enseignement. Dans une autre perspective, MATTHIEU GILLABERT (Fribourg) et Joséphine Métraux ont argumenté en faveur de la collaboration entre professionnelles et professionnels de la médiation – qui seraient financés par l’université – et étudiantes et étudiants ou chercheuses et chercheurs ainsi que pour la création d’une chaire d’histoire publique en Suisse romande. Malgré des frontières plus perméables, le clivage originel entre histoire « classique » et histoire publique reste donc encore d’actualité. SEBASTIEN FARRÉ (Genève, Maison de l’histoire) et Matthieu Gillabert ont, de plus, autant plaidé pour le développement, par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, de dispositifs de soutien adaptés aux besoins de l’histoire publique que pour une plus large éligibilité des porteuses et porteurs de projets, par exemple des coordinatrices et coordinateurs scientifiques.
Le vendredi matin, des ateliers réservés essentiellement aux doctorantes et doctorants ont complété l’offre et ont permis aux jeunes chercheuses et chercheurs de s’essayer à la conception d’une exposition virtuelle, à l’écriture créative et aux formats web, sur la base de leurs recherches.
Le bilan de ces deux journées est très positif : les interventions variées et de qualité ont su réunir un large public, susciter des discussions animées et initier un réseau d’actrices et d’acteurs fédéré autour de la problématique histoire-cité. Le programme aurait toutefois certainement gagné en ampleur si la partie théorique, centrée sur l’histoire publique, avait été complétée par une contribution consacrée aux questionnements propres à la médiation scientifique, très représentée dans les retours d’expérience. Ce petit déséquilibre, qui ne remet nullement en doute la valeur et la nécessité de l’évènement, pourra assurément être corrigé lors des prochaines rencontres à venir.
Aperçu de la manifestation:
Claire-Lise Debluë (Université de Lausanne), Raphaëlle Ruppen Coutaz (Université de Lausanne) : Introduction
Conférence inaugurale:
Thomas Cauvin (Université du Luxembourg) : L’histoire publique à l’ère numérique
Retours d’expérience
- Caroline Muller (Université de Rennes 2) : Une écriture en mouvement et en public, retour sur l’élaboration du livre en ligne « Le goût de l’archive à l’ère numérique »
- Frédéric Clavert (Université du Luxembourg, C2DH) : Écrire des articles à strates multiples, retour d’expérience sur le Journal of Digital History
- Sylvain Venayre (Université Grenoble-Alpes) : Écrire l’histoire en bande dessinée
- Mylène Pardoën (Centre national de la recherche scientifique CNRS) : La restitution virtuelle du sensoriel
Présentations « flash » sur de nouvelles formes d’écriture
- Marie Sandoz (Université de Bâle) et Roxane Gray (Université de Lausanne) : Un Grand Format Archives RTS sur les 100 ans des cultes radio en Suisse romande
- Lucas Rappo (Université de Lausanne) et Saara Jones (Université de Lausanne) : Lausanne 1830. Un jeu vidéo basé sur des documents historiques
- Raphaëlle Ruppen Coutaz (Université de Lausanne) et Pauline Milani (Université de Fribourg) : Le Dictionnaire sur l’histoire des femmes en Suisse
- Joséphine Métraux (métraux&) : La médiation historique : une boîte à outils
- Martine Ostorero (Université de Lausanne) et Eva Pibiri (Université de Lausanne) : Etudiant.e.s-guides dans la Lausanne médiévale
- Aline Helg (Maison de l’histoire, Université de Genève) : Politiques mémorielles au sein des universités : autour d’Alexei Jaccard, étudiant victime de disparition forcée
Table ronde « Ecrire l’histoire autrement : quels besoins et quelles ressources pour l’enseignement et la recherche »
Modération: Claire-Lise Debluë (Université de Lausanne, Laboratoire Histoire et Cité) et Anne-Katrin Weber (Université de Bâle)
Participantes et participants: Sébastien Farré (Université de Genève, Maison de l’histoire), Matthieu Gillabert (Université de Fribourg), Olivier Lugon (Université de Lausanne), Joséphine Métraux (métraux&), Marie Neumann (Université de Lausanne, Service culture et médiation scientifique)
Ateliers CUSO pour doctorant.e.s, 9 juin 2023
- Olgan Cantón Caro (Université de Lausanne, Service culture et médiation scientifique) : Concevoir une exposition virtuelle
- Mathias Howald (écrivain, Collectif caractères mobiles) : Explorer la frontière entre récit historique et récit de fiction par/avec l’écriture créative
- Marie Sandoz (Université de Bâle) et Roxane Gray (Université de Lausanne) : Ecritures de l’histoire et formats web