Colloque infoclio.ch 2023: Attention please ! Recherches sur l’attention et sciences historiques

Author of the report
Marie
Sandoz
Université de Bâle
Citation: Sandoz, Marie: Colloque infoclio.ch 2023: Attention please ! Recherches sur l’attention et sciences historiques , infoclio.ch Tagungsberichte, 18.12.2023. Online: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0306>, Stand: 10.10.2024

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« Est-ce que l’attention est le talon d’Achille de la démocratie ? ». C’est avec cette question qu’ENRICO NATALE a ouvert le 15e colloque infoclio.ch qui s’est déroulé à Berne le 10 novembre 2023. En faisant référence aux campagnes de manipulation qui se sont déployées sur les réseaux sociaux lors de la dernière élection de Donald Trump et du vote sur le Brexit, le directeur d’infoclio.ch a ainsi posé un enjeu central de la journée : le lien intime qu’entretiennent pouvoir et capacité à capter l’attention, que ce lien soit analysé dans une perspective historique ou ultra-contemporaine. Comme à son habitude, le colloque proposait en effet de faire dialoguer le passé et le présent. Cette année, le thème de l’attention a ainsi fait converger les sciences historiques avec la sociologie du numérique et les sciences informatiques. Sous la bannière « Capter l’attention en Suisse au XXe siècle », les premières ont occupé la matinée de la manifestation alors que l’après-midi était consacrée au thème « Attention et médias numériques ».

DAVID EUGSTER (Zürich) a ouvert les feux en retraçant l’histoire des théories et stratégies adoptées par la branche publicitaire suisse le long du XXe siècle. Ainsi, dans les années 1920, la publicité emprunte aux sciences psychiatriques telles que popularisées par Gustave Le Bon dans La Psychologie des foules (1895) : l’acte d’achat peut être suscité grâce à des techniques de suggestion inspirées de l’hypnose. Après la Seconde Guerre mondiale, la circulation entre publicité et psychologie s’intensifie ; le secteur tablant par exemple sur le sentiment d’identification aux marchandises. Mais, simultanément, son image se ternit. La publicité est accusée de manipuler les esprits mais aussi de consolider le système capitaliste, une critique portée par la Nouvelle Gauche dès les années 1960 qui se généralise après la parution du rapport du Club de Rome en 1973. Or, Eugster a souligné l’adaptabilité et la créativité des annonceurs face à leurs détracteurs. Ils donnent par exemple habilement un rôle actif aux consommatrices et consommateurs dans les campagnes ou les segmentent en groupes-cibles. En faisant ainsi quitter le public de son statut de masse uniforme et passive du début du siècle, les publicitaires s’affranchissent des critiques sous couvert de la diversité des préférences individuelles.

En présentant l’évolution des méthodes de mesure d’audience des médias électroniques en Suisse, CORINNE HÜGLI (Bâle) a poursuivi la réflexion sur la valeur marchande de l’attention. Comptabiliser l’audience équivaut en effet à produire une « monnaie médiatique », essentielle au marché publicitaire. C’est d’ailleurs avec l’introduction de la réclame télévisée en 1965 que les premières initiatives de mesure d’audience sont lancées, reposant sur la tenue de journaux par des téléspectateurs et téléspectatrices et sur des entretiens téléphoniques. Lors de la décennie suivante, un tournant multimédia est opéré pour intégrer dans les calculs presse et radio alors qu’au mitant des années 1980 émergent des instruments de mesure électroniques. Enfin, le numérique a posé de nouveaux défis, liés à la multiplication des contenus, plateformes et audiences. De manière intéressante, ces outils de calcul sont un lieu historique de collaboration entre la Société suisse de radiodiffusion (SSR), les publicitaires, la presse et des organismes de recherche dont les intérêts réciproques convergent vers les potentialités lucratives qu’offre l’audimat.

De la capitalisation économique de l’attention, ZOÉ KERGOMARD (Zürich) nous a ensuite fait passer à sa mobilisation dans le cadre des campagnes électorales des partis politiques suisses après 1945. D’entrée, l’historienne a souligné les difficultés pratiques et méthodologiques d’appréhender l’(in)attention citoyenne. En effet, l’impact des campagnes sur les résultats électoraux ont été – et restent – difficiles à évaluer, aussi bien pour les partis que pour la recherche. Les mesures mises en place au cours du temps pour gagner des votes reposent ainsi moins sur des données objectivables que sur une image construite des citoyennes et citoyens et de leur (dés)intérêt pour la politique institutionnelle, image basée sur des savoirs historiquement situés. Occupation de l’espace public avec des affiches, porte-à-porte, professionnalisation de la communication politique, reflux de la presse partisane et prise d’importance de la télévision à partir des années 1960 ou sondages : Kergomard a mis en évidence les interactions entre pratiques, discours et évolutions historiques dans la quête de suffrages, soulignant entre autres les biais de genre et la peur de l’abstention qui les ont caractérisées.

La communication politique était aussi au cœur de l’intervention d’AUDREY BONVIN (Fribourg). Il n’était toutefois plus question ici de susciter un vote pour un parti mais l’adhésion à un mouvement international conservateur : le Réarmement moral. Né aux Etats-Unis dans les années 1920, ce cercle politico-religieux puise notamment ses influences dans le méthodisme protestant et la Jeune droite. En 1946, un luxueux siège européen est inauguré en Suisse, où se manifestent des sympathies du côté de la Défense spirituelle et de la Ligue du Gothard. De son âge d’or (1938-1961), durant lequel le Réarmement moral bénéficie d’un large soutien des élites suisses, à une période de recul (1961-2001), Bonvin a dévoilé l’impressionnante diversité des canaux de propagande dont le mouvement a usé : édition de périodiques à destination de publics variés, défilés de masse, camps pour la jeunesse, groupes de folk qui subvertissent les codes de la contre-culture. Paradoxalement, sa visibilité va aussi nuire au Réarmement moral quand ses positions farouchement anticommunistes, pronucléaires ou homophobes font controverse à partir des années 1960, le forçant à se réinventer.

Une discussion a finalement clôturé la matinée. Modérée par MATTHIEU LEIMGRUBER (Zürich), elle a permis de revenir sur le caractère historiquement convoité de l’attention, mis en évidence par les contributions. Ressource économique et politique, l’attention a donné lieu tout au long du XXe siècle au déploiement d’une diversité de procédés visant à la capter, mis en œuvre par des acteurs aux profils tous aussi variés. La difficulté de mesurer les impacts produits par les initiatives étudiées a aussi été soulevée, tout comme la question des évolutions technologiques et médiatiques : peut-on dessiner une chronologie des techniques de captation de l’attention ? Publicitaires, partis politiques et Réarmement moral ont en effet tous été sensibles à la modernisation des moyens de communication, à l’instar de la télévision ou d’internet. Cependant, on observe plus une superposition des pratiques qu’une succession. En témoignent par exemple la persistance du recours aux affiches par les partis helvétiques ou l’emploi concomitant de supports différenciés selon le public visé.

Grâce aux spécialistes en sociologie du numérique et en sciences informatiques, DOMINIQUE BOULLIER (Paris) et CLAUDIA RODA (Paris), l'après-midi a éclairé d’autres facettes de l’attention. Premièrement, le concept même a été spécifié. Bouiller est en effet revenu sur les différents régimes attentionnels tels qu’on les a pensés dès la fin du XIXe siècle. L’attention se définit notamment par sa durée, synonyme de fidélité, et par son intensité, quand elle est liée à un état d’alerte. En outre, les efforts conscients de concentration et les automatismes qui jalonnent nos choix quotidiens relèvent de catégories distinctes dont les coûts cognitifs diffèrent. Roda a aussi mis en évidence la diversité des formes de l’attention : il est possible de donner ou de recevoir de l’attention dans une perspective de soin ou pour exercer une forme de pouvoir ou d’en allouer plus ou moins selon ce qui est jugé important, urgent ou satisfaisant.

Deuxièmement, les changements occasionnés par le numérique sur les processus attentionnels ont été abordés. Bouiller a pointé son impact amplificateur sur l’ensemble des régimes de l’attention et, en particulier, sur l’état d’alerte. Celui-ci domine en effet l’économie des plateformes qui tablent sur les stimuli constants et la réactivité immédiate afin de générer toujours plus de recettes publicitaires et de données marchandables. Dans ce contexte, plus le contenu est nouveau ou choquant, plus le modèle viral de ce numérique aligné sur le capitalisme financier fonctionne. Peu importe que les informations soient vraies ou fausses, et encore moins qu’elles nourrissent le débat public. Roda a également dressé un portrait sombre de nos régimes d’attention à l’heure des algorithmes, des Big Data et de la domination de la publicité (qui représente 80% des revenus des grandes plateformes). Délégation excessive de nos choix aux machines ; fabrique et renforcement de comportements addictifs ; opacité sur la récolte et l’usage de nos traces numériques ; valorisation de la viralité au détriment de la réflexion… autant de procédés nuisibles aussi bien au niveau collectif qu’individuel. Malgré ce ton pessimiste (réaliste), Bouiller a mentionné une voie alternative, incarnée par le fonctionnement plus transparent et démocratique de Wikipédia.

Le colloque s’est enfin terminé avec la présentation d’un cas pratique contemporain en posant la question suivante : comment les bibliothèques déterminent-elles l'intérêt de leurs utilisateurs et utilisatrices en matière de ressources en ligne ? Avec l’exemple de la bibliothèque de la Haute école spécialisée bernoise (HESB) où elle est justement en charge des e-ressources et de l’Open Access, LAURA TOBLER (Berne) a donc à nouveau soulevé un enjeu qui a jalonné la journée, celui de la complexe mesure de l’attention. A la HESB, différentes méthodes sont croisées, comme la récolte de témoignages auprès des usagers, des enquêtes ou le calcul du nombre de documents téléchargés. Cela permet de constater des différences entre disciplines, des thématiques soudainement « tendances » ou des variations saisonnières, avec, sans surprise, des pics de consultations durant les périodes d’examens. Mais Tobler a aussi souligné les limites des informations fournies par ces données d’utilisation, qui ne donnent en réalité que des orientations.

En définitive, il me semble évident que le 15e colloque infoclio.ch a su démontrer la fécondité de la mise en dialogue des sciences historiques et des recherches contemporaines sur l'attention. Pour clore ce compte-rendu, j’aimerais revenir sur un élément qui m’a marquée. Que ce soit du point de vue des historiens et historiennes ou des spécialistes du numérique, l'avènement d’internet a plusieurs fois été présenté comme une rupture, faisant écho aux discours dominants sur la « révolution » numérique. Or, il me semble que lorsqu’on considère l’ensemble de la journée, une vision plus nuancée se dégage. Tout d’abord, s’il ne fait aucun doute que le numérique a eu des conséquences significatives sur la compétition pour l’attention et sa marchandisation, Bouiller et Roda ont bien montré qu’il ne produit pas mécaniquement tels ou tels effets. C’est bien l’organisation politique et économique du numérique qui est en cause, et donc les conditions historiques qui déterminent les modalités du développement technologique. Ce point a d'ailleurs aussi été soulevé par les études de cas historiques. Ensuite, cette journée a mis en lumière des continuités frappantes entre le XXe et le XXIe siècles en ce qui concerne la mesure, la valeur plurielle et la diversité des méthodes pour capter l'attention. Nous avons pu voir en particulier que le lien entre publicité et attention, exacerbé aujourd’hui, ne s’est pas renforcé soudainement avec le numérique mais bien de manière continue tout au long du XXe siècle. Se dessine alors une histoire croisée du capitalisme et de l’attention qui constitue l’un des apports significatifs de ce colloque.

 

Aperçu de la manifestation:

Matthieu Leimgruber (Universität Zürich) und Enrico Natale (infoclio.ch): Mot de bienvenue

Session 1: Capter l’attention en Suisse au XXe siècle

Corinne Hügli (Amt für Daten und Statistik, Kanton Basel-Landschaft): Auf der Suche nach der Zielgruppe: Die Entwicklung der Medienmessung und ihre Anpassung an das digitale Zeitalter in der Schweiz

Zoé Kergomard (Universität Zürich): Face à l’(in-) attention citoyenne. Partis politiques suisses en campagne électorale après 1945

David Eugster (SWI swissinfo.ch): Von Seelenspionen zu Konsumenten- Verstehern: Die Schweizer Werbung und ihr Ruf

Audrey Bonvin (Université de Fribourg): La politique médiatique du Réarmement moral: controverses, conservatisme et conversions (1961 – 2001)

Lukas Tobler (Pädagogische Hochschule Luzern): «Die Banken und ihre Schweiz». Die PR-Kampagne der Banken gegen die Banken- initiative von 1978 bis 1984

Table ronde : L’attention, un outil de pouvoir ?
Audrey Bonvin / Zoé Kergomard / David Eugster / Lukas Tobler
Modération: Matthieu Leimgruber

Session 2: Attention et médias numériques

Dominique Boullier (Sciences Po): Attention: régimes, traces, rythmes

Claudia Roda (American University of Paris): The discrete and lucrative charm of attention technologies

Laura Tobler (Berner Fachhochschule): Wie eruieren Bibliotheken das Interesse ihrer Nutzer*innen an Online-Ressourcen?

Table ronde : Faire attention avec les écrans
Dominique Boullier / Claudia Roda / Laura Tobler
Modération: Enrico Natale

Event
Colloque infoclio.ch 2023: Attention please ! Recherches sur l’attention et sciences historiques
Organised by
infoclio.ch
Event date
-
Place
Berne
Report type
Conference