Le 10e numéro de la Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique (RHCA), à paraître au premier semestre 2026, sera consacré au « Le colonialisme allemand en Afrique et ailleurs : pratiques et circulations en situations coloniales » et coordonné par Delphine Froment (Université de Lorraine, Nancy), Robert Heinze (Institut Historique Allemand, Paris) et Tobias Wagemann (École Normale Supérieure, Paris).
Ce numéro spécial entend offrir un panorama des renouvellements historiographiques autour de l’histoire du colonialisme allemand, dans la lignée d’une conférence qui a eu lieu à l’Institut historique allemand, du 22 au 24 mai 2024. L’objectif de ce numéro spécial est d’en analyser plusieurs aspects, en particulier l’agency des acteurs autochtones, l’économie et l’environnement en situation coloniale, les connexions transimpériales, la mémoire postcoloniale, et plus largement les limites géographiques et chronologiques traditionnelles de l’empire colonial allemand (1884-1919). Si en termes de superficies, le continent africain (actuels Burundi, Cameroun, Namibie, Rwanda, Togo et Tanzanie continentale) fut le principal terrain d’expansion de l’empire colonial allemand, ce dernier s’est également étendu en Asie et en Océanie : aussi, ce numéro spécial entend non seulement se consacrer au colonialisme allemand en Afrique, mais également à ses manifestations dans les mondes asiatiques et océaniques et aux processus de circulations d’êtres humains, de biens, de capitaux et d’idées que ce colonialisme a pu susciter à l’échelle mondiale. Le numéro veut ainsi faciliter un dialogue sur le colonialisme allemand en prenant en considération les nombreux débats qui ont eu lieu en Allemagne, mais aussi dans les pays africains ayant connu l’expansion coloniale allemande.
Dans la seconde moitié du xxème siècle, le colonialisme allemand a été une thématique largement négligée des historiens européens et africains du fait colonial. La perte des colonies allemandes en 1919 et la mémoire de la Shoah ont participé en Allemagne à une perte de repères concernant l’expérience coloniale allemande. C’est à partir des années 2000 que des publications tentent de mieux comprendre les rouages des administrations coloniales allemandes en Afrique, en Asie et en Océanie, ainsi qu’en Allemagne même (Steinmetz 2007 ; Conrad 2008). Les premiers débats autour de cette histoire se tournent alors principalement vers la question des violences extrêmes dont l’administration coloniale a fait preuve lors du génocide des Herero et Nama en Namibie (1904-1907) (Zimmerer 2004 ; Madley 2005). Ces débats formulent l’hypothèse d’une « voie particulière » allemande (Sonderweg) vers le colonialisme – une thèse qui a depuis été largement battue en brèche (Fitzpatrick 2008 ; Gerwarth et Malinowski 2009). Ainsi, des chercheurs allemands et étrangers se concentrent depuis plus d’une décennie à rapprocher cette expérience d’autres colonialismes européens, s’intéressant tant aux acteurs (populations coloniales et colonisées) et à leur agency, qu’aux infrastructures et modalités de l’exploitation économique (Kundrus 2006 ; Gouaffo 2007 ; Habermas 2016). Ces travaux ont été fortement influencés par les approches transnationales et globales de l’histoire. L’histoire de l’Afrique dans une perspective globale a également permis de mettre en avant les jeux d’échelle liés au colonialisme allemand, analysant comment les agents, les objets et les savoirs circulaient au-delà des frontières de l’empire (Conrad et Osterhammel 2004 ; Azamende 2010 ; Lindner 2011 ; Lahti 2021). Enfin, des travaux sur l’Allemagne postcoloniale ont commencé à interroger les idéologies postcoloniales qui se sont développées en Allemagne après la perte de ses colonies en 1919 avec le traité de Versailles, que ce soit à travers un révisionnisme colonial (Kolonialrevisionismus) sous la République de Weimar, dans les deux États allemands de l’après-Seconde Guerre mondiale, ou dans les anciennes colonies allemandes (Biwa 2012 ; Shilling 2014). Toutefois, la réception des études coloniales allemandes – que ce soit dans les mondes anglophones ou francophones – est encore fortement limitée en Allemagne. En particulier si des discours et développements historiographiques se déploient sur le continent africain comme en témoigne le foisonnement historiographique camerounais sur la question ils restent disjoints des débats historiographiques allemands – comme en atteste le Historikerstreit 2.0. qui prend très peu en considération les perspectives africaines (et encore moins celle des autres anciennes possessions coloniales en Chine ou dans le Pacifique). Un exemple du travail qui reste à effectuer dans ce champ peut être donné par les récents débats sur l’importance du génocide colonial allemand en Namibie, qui omettent encore des discussions et publications namibiennes (Katjivena 2020 ; Melber 2024).
Ce numéro propose de réfléchir aux enjeux de l’histoire du colonialisme allemand aujourd’hui. Parmi les thématiques que nous souhaiterions développer dans le cadre de ce numéro spécial, et sans que cette liste soit exhaustive, nous suggérons les propositions d’articles développant leur réflexion autour des axes problématiques suivants :
Axe 1. L’agency et la diversité des acteurs qui prennent part à l’entreprise coloniale allemande.
Depuis longtemps, des études se sont interrogées sur les agents qui participent aux processus d’exploration, de conquête et d’extraction économique des colonies allemandes, mais aussi aux divers individus et groupes qui ont résisté à la domination coloniale par des actions organisées ou spontanées (Kituai 1998 ; Glasman 2014 ; Moyd 2014 ; Nyada 2014 ; Richter 2014 ; Temgoua 2016 ; Alofaituli 2017 ; Muschalek 2019). Alors que des études théoriques (Alexander 1983 ; Austen 1999 ; Mbembe 1996 ; Lefebvre 2017 ; Lefebvre 2021) ont permis de complexifier l’articulation binaire entre domination et résistance, le rôle des « intermédiaires » autochtones à l’intérieur de l’État colonial allemand demeure un champ d’investigation vaste (Alofaituli 2017 ; Mark-Thiesen 2012). Plusieurs questions se posent alors : comment ces acteurs ont-ils pu résister à – ou bénéficier de – l’entreprise coloniale allemande ? et dans quelle mesure ont-ils été affectés (ou non) par la mise en place de politiques du maintien de l’ordre ?
Axe 2. Économie, écologie et main-d’œuvre.
Les matières premières telles que la noix de coco, le café, le cacao ou le caoutchouc ont été des éléments essentiels des marchés européens au tournant du xxème siècle, importés en grandes quantités des colonies allemandes où les fonctionnaires coloniaux ont mis en place et appliqué des régimes d’exploitation de la main-d’œuvre (Zimmerman 2010 ; Oestermann 2022). Alors que les politiques du travail (et les résistances qu’elles suscitent) restent un thème majeur de l’histoire du colonialisme et l’histoire de l’Afrique à travers l’époque du colonialisme (Bellucci et Eckert, 2019), un regain d’intérêt pour l’histoire des entreprises individuelles et des sociétés opérant dans les colonies allemandes a mis en lumière l’enchevêtrement entre l’impérialisme allemand et la naissance d’un capitalisme mondial (Conrad 2006 ; Greiner 2022 ; Kleinöder 2022 ; Todzi 2023). L’exploitation des matières premières correspondait aussi à une nouvelle relation entre l’humain et la nature qui n’est pas seulement déterminée par les colons (Drengk et Madugu 2024), mais qui prend parfois une forme destructive. Elle comporte aussi une politique environnementale et préservationniste – souvent tournée contre les populations sous domination coloniale – avec notamment la mise en place de parcs naturels dans les colonies (Gissibl 2016 ; Kalb 2022 ; Froment 2023). Dans quelle mesure les modèles allemands ou européens de travail forcé peuvent-ils être remis en question dans des contextes coloniaux particuliers (Stanziani 2020) ? Comment les entreprises allemandes ont-elles participé à l’élaboration des politiques économiques coloniales ou postcoloniales ? Comment est-ce que la préservation et la destruction de l’environnement s’articulent en situation coloniale ?
Axe 3. Les limites temporelles de l’empire allemand.
Les contributions portant sur l’exploration des territoires impériaux européens par des agents allemands à la période moderne ou encore les redéfinitions du colonialisme allemand après 1919 sont utiles pour repenser les limites chronologiques ou géographiques de l’empire allemand, traditionnellement fixées entre 1884 et 1919. Si les chercheurs ont déjà souligné que le colonialisme allemand prenait différentes formes selon les colonies et que les réactions locales étaient variées et complexes (Alexander 1983; Owona 1996), ils ont aussi montré, plus récemment, que c’était également le cas dans certaines régions et villes allemandes (Bauche 2017 ; Bechhaus-Gerst et Zeller 2018 ; Mark Thiesen et al. 2021). On peut également poser la question de la rupture qu’a représentée la dislocation de l’empire allemand en 1919 pour les sociétés sous domination coloniale. Certains travaux montrant qu’en dépit du statut de mandats de la Société des Nations des anciennes colonies allemandes, les territoires et populations locales avaient expérimenté un resserrement de l’étau colonial par les puissances mandataires, elles-mêmes directement inspirées des pratiques allemandes précédentes (Léonard 1982 ; Kironde 2007 ; Kirey 2023). Où, quand et avec qui les acteurs allemands ont-ils pris part aux entreprises coloniales européennes ? Comment l’empire colonial allemand s’est-il construit ? Quelle mémoire a subsisté après le traité de Versailles en 1919 ? Comment les mémoires locales de cette période ont-t-elles été transformées, dans les anciennes colonies allemandes, par de nouveaux processus de colonisation après 1919 ?
Axe 4. La dimension transimpériale du colonialisme allemand.
Un regain d’intérêt pour les connexions transimpériales entre les différents empires coloniaux a encouragé les chercheurs à davantage dénationaliser les histoires impériales et coloniales. Les contributions portant sur l’interaction entre les différents agents dans les territoires coloniaux – soit les agents impériaux allemands, soit les populations sous domination coloniale dans différents territoires – et entre l’Asie, l’Océanie et l’Afrique, sont les bienvenues pour approfondir la compréhension de solidarités impériales, rivalités ou coopérations pragmatiques (Matasci et Jerónimo 2022). Dans quelle mesure l’empire colonial allemand se distingue-t-il (ou se rapproche-t-il) des autres empires qui se développent au xixème siècle ? De quelle manière les institutions et agents coloniaux allemands ont-ils interagi, rivalisé et coopéré avec les agents d’autres puissances impériales, que celles-ci soient occidentales ou non ? Comment est-ce que les populations sous domination coloniale ont traversé un monde impérial, dépassé les frontières – géographiques et autres – et construit des espaces alternatifs (Eloundou 2011 ; Eloundou 2016 ; Swan 2022) ?
Axe 5. La question du postcolonialisme allemand.
Certains travaux ont considéré que l’Allemagne avait été frappée par une « amnésie coloniale » durant la seconde moitié du xxème siècle – et ce tant en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest. En Afrique, la commémoration a longtemps été bloquée par des régimes autoritaires (en Namibie, et en partie au Cameroun) ou encore superposée par la mémoire des luttes anticoloniales contre d’autres colonisateurs (Nkwi 2010). Le passé colonial allemand n’a néanmoins jamais complètement disparu des arènes académiques ou publiques, d’Allemagne au Togo, en passant par le Cameroun ou la Namibie. Des cultures mémorielles spécifiques se sont développées en Allemagne et les discours coloniaux ont perduré dans les relations économiques et internationales, l’aide au développement, le tourisme etc. Dans les anciens territoires colonisés, des liens avec l’Allemagne se sont formés en réaction à la présence coloniale en contexte mandataire, comme au Togo sous mandat français. En Namibie, en raison du génocide des Herero et des Nama, l’histoire du colonialisme allemand est très vite devenue un enjeu mémoriel, tant pour les descendants des victimes que pour ceux des colons allemands. En même temps, les sociétés allemandes ont vécu la période de décolonisation des années 1950 et 1960 en adoptant un point de vue d’outsider (Metzger 2011 ; Schilling 2014 ; Bechhaus-Gerst et Zeller 2018). Ces vingt dernières années ont été marquées par l’ancrage dans la sphère publique de divers débats, comprenant par exemple la commémoration du génocide des Herero et des Nama et de la violence pendant la guerre Maji Maji (Biwa 2012 ; Kirey 2023 ; Rushohora 2018 ; Rushohora 2019 ; Melber 2024), la restitution des œuvres d’art pillées exposées dans les collections dites « ethnographiques » des musées allemands (Faber-Jonker 2020 ; Mark-Thiesen et al. 2021 ; Savoy 2021 ; Assilking et al. 2023 ; Eyifa-Dzidzienyo et al. 2023 ; Alofaituli et von Briskorn 2024). Comment les discours coloniaux et anticoloniaux ont-ils façonné les différentes sociétés dans l’ère postcoloniale ? Quels sont les enjeux mémoriels autour du colonialisme allemand, tant en Allemagne que dans les anciennes colonies ? Existe-t-il une mémoire du colonialisme allemand commune au Sud Global, à la fois en Afrique, en Océanie et en Asie ?
Ce numéro spécial se veut ainsi l’occasion de revenir sur l’histoire du colonialisme allemand et de dresser un panorama des recherches en cours. Nous invitons les auteur.e.s à proposer des contributions en lien avec les cinq axes mentionnés ci-dessus, mais nous acceptons également des contributions originales au-delà de ces axes. Ce numéro spécial étant porté par la Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique, des contributions sur l’espace africain sont particulièrement attendues. Néanmoins, des contributions se consacrant au colonialisme allemand dans le monde asiatique et océanique sont également les bienvenues, si elles permettent de penser des liens avec l’Afrique.
Articles de rubriques
Cet appel à contributions sur le colonialisme allemand concerne également trois des rubriques de la RHCA. Pour la rubrique « Sources, terrains et contextes », il est possible de proposer des réflexions sur certaines sources précises, inédites ou originales, sur des méthodes de recherche, sur l’accès aux archives et au terrain dans les anciennes colonies allemandes, mais aussi sur des centres d’archives à l’étranger qui intéressent l’histoire du colonialisme allemand. Il est également possible de proposer la réalisation de comptes rendus de lecture en lien avec le thème de l’appel. Une liste de livres récents est donnée à titre indicatif dans la bibliographie ci-dessous (en gras). Enfin, il est également possible de réaliser des entretiens avec des acteurs et actrices dont le récit peut donner un aperçu des enjeux historiques ou historiographique du sujet.
Calendrier et modalité de soumissions
15 janvier 2025 : Les propositions d’articles inédits longs de deux pages maximum (avec bibliographie indicative), en français ou en anglais. Les résumés doivent être envoyés à l’adresse suivante : german.colonialism@gmail.com. Merci de contacter cette adresse pour toute information complémentaire.
15 février 2025 : Notification aux auteur.e.s des propositions retenues.
15 juin 2025 : Date limite des envois des articles, d’une longueur comprise entre 40 000 et 55 000 signes (espaces compris ; 30 000 signes pour la rubrique « Sources, terrains et contextes », 35 000 signes pour la rubrique « Entretiens » ; entre 5 000 et 15 000 signes pour les comptes-rendus) et respectant les consignes aux auteurs de la RHCA (https://oap.unige.ch/journals/rhca/consignes). Les articles seront publiés en français. Nous acceptons également des contributions en anglais, qui seront publiés dans leur version originale et dans une version traduite en français. Pour les articles publiés en anglais et devant être traduits, merci de nous préciser si vous pouvez bénéficier d’une aide à la traduction au sein de votre institution.
Début 2026 : parution du dossier. Pour un aperçu de la ligne éditoriale de la RHCA : https://oap.unige.ch/journals/rhca/edito