A l'occasion de la Journée en mémoire des victimes de l'Holocauste du 27 janvier 2013, le Président de la Confédération Ueli Maurer a prononcé un message qui évoque l'attitude de la Suisse pendant la seconde guerre mondiale en ces termes:
"Durant cette période sombre pour le continent européen, la Suisse est restée un pays de liberté régi par le droit grâce à l'engagement d'une génération entière de femmes et d'hommes courageux. Le peuple suisse a trouvé la force de poursuivre sur sa voie et de maintenir l'indépendance du pays malgré les pressions extrêmes exercées par les Etats étrangers. La Suisse est ainsi devenue un refuge pour de nombreuses personnes menacées et traquées."
Selon l'historien Hans-Ulrich Jost, interrogé par la RTS, cette déclaration est "grave et cynique", car elle revient à "escamoter" une partie de la vérité historique.
La déclaration d'Ueli Maurer, conseiller fédéral en charge du Département de la défense (DDPS) en charge cette année de la présidence de la Confédération, a également suscité plusieurs réactions critiques (voir Le Matin et Le Temps), dont celle de la Fédération suisse des communautés israélites, qui dans un communiqué "déplore le message du président de la Confédération."
Comment doit réagir la communauté des historiens à une telle déclaration ? A moins d'une année de l'anniversaire des dix ans du Rapport Bergier, et à quelques semaines des 3e journées suisses d'histoire, une telle tentative de d'"escamotage" du passé - on pourrait dire de négationnisme par omission - de la part d'un président en exercice fait réfléchir...
A quoi bon encore écrire l'histoire, si la vérité historique continue à être subordonnée aux convenances et aux orientations politiques ? Quel est le rôle des historiens dans le rétablissement de la vérité des faits ?
Car les faits et les documents sont là, accablants. Et on ne peut que remercier les Documents Diplomatiques Suisse pour le rôle essentiel qu'ils assument comme chiens de garde de la véracité du passé historique de la Suisse.
Dans le dossier intitulé "La Suisse, les réfugiés et la Shoah", la rédaction de Dodis a réuni, en préparation de la Journées en mémoire des victimes de l'Holocauste, une série de documents sur la question.
On y trouve des documents qui prouvent que, dès fin 1941, des informations sur les déportations "vers l'est" des juifs allemands et sur la situation dramatiques des ghettos de Varsovie, Lodz et Minsk sont connues en Suisse (http://dodis.ch/11985). Au début de 1942, quelques semaines après la conférence de Wannsee, un déserteur allemand fait à Berne un rapport détaillé des exécutions par balles des juifs d'Ukraine par les Einsatzgruppen (http://dodis.ch/11994). En mai arrivent les premières photographies de piles de cadavres de juifs exterminés (http://dodis.ch/32108). Et dès septembre 1943, l'existence des camps d'extermination nazis est connue à Berne (http://dodis.ch/11958).
En réaction à ses développements, le Conseil fédéral va non seulement cacher ces informations, mais il va de surcroît décider de restreindre sa politique d'asile. Une décision présidentielle ordonne dès le 4 août 1942 le refoulement systématique de tous les demandeurs d'asile entrés illégalement en Suisse, même si ces derniers courent un danger de mort ("auch wenn den davon betroffenen Ausländern daraus ernsthafte Nachteile (Gefahren für Leib und Leben) erwachsen könnten" cf. http://dodis.ch/11986).
La politique de la Confédération à l'égard des réfugiés juifs n'est pas non plus exempte de connotations racistes et antisémites, notamment de la part du conseiller fédéral Edouard von Steiger et de son chef de division Heinrich Rothmund, comme le précise Sacha Zala, directeur de Dodis, au journal télévisé SF du 27 janvier.
Voilà pour les faits, compilés par Dodis et présentés sur le web, avec accès direct aux documents numérisés. Le dossier a eu le mérite d'attirer l'attention des médias qui lui ont consacrés plusieurs articles, pour la plupart titrés "La Suisse était informée des crimes nazis dès 1942". L'information, déjà connue par ailleurs de certains historiens depuis les travaux de la CIE, a également été reprise dans la presse étrangère (Voir TFI et le Figaro).
On peut supposer que, sans le dossier Dodis, les journalistes n'auraient pas réagi de façon critique aux propos d'Ueli Maurer évoquant la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale uniquement comme un "refuge pour de nombreuses personnes menacées et traquées". Le mythe d'une Suisse autonome et neutre, défendue par sa population, sourde aux pressions des belligérants, et terre d'asile des opprimés, aurait pu être ressassé une fois de plus sans être remis en question. Heureusement, cela n'a pas été le cas.
Mais sommes-nous vraiment débarrassés de cette vision idéologique et idéalisée de l'histoire de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale ? Le discours du président de la Confédération laisse penser qu'il reste encore beaucoup à faire pour rectifier la conscience historique que la Suisse a d'elle-même.
Est-ce là une tâche qui incombe aux historiens ? Après avoir établi la vérité des faits, l'historien doit-il également se préoccuper de la bonne diffusion de ses résultats dans la sphère publique ? Aurions-nous besoin d'un observatoire historique de l'actualité, qui informe de façon critique le débat public ? Autant de question à poser dès la semaine prochaine aux historiennes et historiens suisses réunis à Fribourg pour les Journées suisses d'histoire 2013.