Le travail invisible dans les lieux de production de savoirs

Auteur du rapport
Maxime
Rossel
Citation: Rossel Maxime: « Le travail invisible dans les lieux de production de savoirs », infoclio.ch Tagungsberichte, 21.08.2025. En ligne: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0363>, consulté le 24.08.2025

Responsabilité : Cécile Boss

Intervenantes et intervenants : Cécile Boss / Amélie Puche

Commentaire : Aude Fauvel

Alors que les historiennes et historiens essaient de réévaluer les contributions souvent sous-estimées des actrices et acteurs secondaires dans la construction des savoirs scientifiques, ce panel, s’inscrivant dans une démarche d’histoire des femmes et du genre, explore la part invisible et peu valorisée de nombreux espaces de travail. Avec deux cas d’études, situant le propos au tournant du 19e et 20e siècles, et à la croisée de plusieurs disciplines scientifiques (anthropologie, sciences de l’éducation, histoire des métiers), les contributions de ce panel permettent de questionner la terminologie même de « personnel secondaire », appelé parfois « subalterne ». C’est donc, selon CÉCILE BOSS (Genève), avec une approche « d’histoire d’en bas », au sens de Thompson repris par Cerutti en 2015 (« Who is below ? »)1 que les deux études présentées interrogent les rapports de force entre genres, classes sociales, ou encore entre positions opposées dans un espace hiérarchique.

La présentation de Cécile Boss se penche sur la place des femmes et du personnel subalterne dans des institutions dédiées à l’éducation, et en particulier au sein du Bureau International d’Éducation (BIE). Le BIE, fondé en 1925 à Genève, a pour but de centraliser la documentation relative à l’éducation publique et privée, et de servir de centre de coordination mondial pour tout ce qui touche à l’éducation. Il collabore notamment avec l’Université de Genève, et compte parmi ses membres des professeurs comme Pierre Bovet (1878-1965) ou Jean Piaget (1896-1980).

Boss, qui a consacré sa thèse soutenue en 2022 au BIE, éclaire la diversité des cas de professionnalisation des femmes dans le champ de l’éducation à la lumière de parcours de femmes au sein de l’institution, entre sa fondation et 1950. Elle montre la difficulté pour celles-ci d’accéder à une reconnaissance professionnelle dans une institution en lien avec le monde académique, bien que, paradoxalement, ce milieu constitue aussi une voie privilégiée pour ces femmes afin de faire carrière.

Les profils des employés du BIE révèlent une division genrée du travail : les deux tiers des employés sont des femmes, mais elles occupent pour la plupart des postes subalternes, sous l’autorité des hommes. Deux femmes illustrent cette division : Marie Butts et Rachel Gampert, qui travaillent toutes deux pendant plus de 40 ans au BIE. Marie Butts, première secrétaire générale du BIE, est notamment traductrice, interprète et enseignante, mais ne possède aucun diplôme, à l’exception d’un certificat intermédiaire en hygiène sociale. Elle mène pourtant une dense activité intellectuelle, rédige des articles et donne des conférences dans des contextes féministes et militants. Rachel Gampert, bibliothécaire de formation, entre au BIE en 1925 comme secrétaire, et remplace Marie Butts comme secrétaire générale entre 1948 et 1949. Elle n’a aucun diplôme universitaire, mais se forme en éducation internationale, sous l’impulsion de son travail au BIE.

La plupart des femmes employées au BIE, explique Boss, sont issues de la bourgeoisie genevoise. Sans qualifications universitaires, elles sont recrutées par le biais de réseaux militants ou de parenté, souvent après avoir fourni un travail bénévole. La division genrée du travail est frappante dans la rémunération. Le salaire de Marie Butts est inférieur d’un tiers à celui du directeur adjoint Pedro Rossellò, également dépourvu de diplôme universitaire, et pour un investissement comparable. L’étude des documents de comptabilité permet à Boss de montrer que les salaires ne sont pas égaux, même si cette donnée doit être pondérée en fonction des statuts et des fonctions qui diffèrent selon le genre.

À travers la correspondance entre Butts et Gampert, Boss montre également que, malgré leurs postes importants et les encouragements qu’elles reçoivent, ces femmes restent conscientes des rapports sociaux genrés dans lesquels elles se trouvent. Boss évoque également la notion de dévouement : Butts et Gampert, comme beaucoup d’autres femmes avec des parcours similaires, consacrent tout leur temps au BIE, et restent célibataires. Celles qui se marient, généralement, quittent leurs fonctions.

Concernant les sources, Boss déplore le manque de traces permettant de documenter le travail du personnel le plus bas dans la hiérarchie du BIE, comme les dactylographes, stagiaires ou les « nettoyeuses ». Elles n’ont pas de dossiers de ressources humaines à leurs noms, mises à part des demandes de congés par exemple. Les uniques sources disponibles où ces personnes sont nommées sont les documents de comptabilité, les listes d’achats de matériel, la correspondance de travail, et éventuellement la parenté encore vivante des personnes ayant travaillé au BIE.

Boss nuance en conclusion le statut de subalternité des femmes au sein du BIE : si dans la hiérarchie elles restent subordonnées à leurs collègues masculins, à l’échelle de la société elles sont globalement issues des classes moyennes et bourgeoises blanches. Dans le cas du BIE, l’« histoire d’en bas » ne se concrétise pas dans une lutte de classes, mais plutôt dans une division entre les genres dans les rapports de pouvoir.

La recherche d’AMÉLIE PUCHE (Lausanne) porte sur les difficultés rencontrées par les femmes en France entre 1900 et 1940 pour dépasser le statut d’assistante à l’université. La Suisse a été plus précoce que la France, avec des assistantes en poste à l’université à Genève dès 1890 et à Lausanne dès 1897. En France, la première assistante connue se trouve à Lille en 1901. Les choses évoluent lentement puisqu’en 1920, les postes d’assistants occupés par des femmes en France sont de 2% en sciences, 0,93 % en lettres, 0,20 % en médecine et aucune en droit. En 1935, 11,21% des assistants sont des femmes. La Première Guerre mondiale explique cette progression du nombre de femmes à l’université : les hommes étant mobilisés sur le front, les femmes peuvent faire leurs preuves et sont embauchées.

La différence genrée est également marquée dans la difficulté pour les femmes de dépasser le statut d’assistante. Selon Puche, les raisons n’en sont pas à chercher dans le cursus universitaire des étudiantes : le nombre de doctorats obtenus par des femmes est proportionnellement similaire à celui des hommes, de même que les choix de sujets. Le constat est plus nuancé dans la suite des parcours universitaires : en lettres, 50% des femmes publient suite au doctorat, alors qu’en droit ce chiffre tombe à 13%. Puche montre aussi que beaucoup de femmes publient avec leur directeur de thèse, ce qui constitue un piège car l’idée de l’article est souvent attribuée au professeur. En ce qui concerne les dossiers de postulation, ils sont selon Puche globalement meilleurs chez les candidates que chez les candidats. Cependant, ils ne sont pas examinés de façon impartiale : selon Puche, il existe l’opinion préconçue que les femmes n’ont pas besoin du même salaire qu’un homme, et donc qu’il est superflu de leur attribuer certains postes. Une autre idée répandue est que la maternité détournerait la chercheuse des préoccupations liées à la science et à la recherche.

Puche conclut en ajoutant que les femmes sont souvent renvoyées à leurs corps. Certaines questions qui leurs sont adressées dans les milieux universitaires portent implicitement le message que les femmes ne correspondent pas à l’image du chercheur : dégagent-elles de l’autorité ? Ont-elles la voix qui porte ? Pour Puche, cette culture corporatiste masculine est forte, au point d’être intériorisée par les femmes, qui postulent plus difficilement.

Dans son commentaire, AUDE FAUVEL (Lausanne) suggère de comparer l’apport des travailleuses et travailleurs subalternes dans la production du savoir avec celui des femmes dans les domaines de l’artisanat ou de l’industrie du luxe. Une autre piste serait de questionner à quel point la culture « d’en bas » infiltre la culture du haut, dans une forme de métissage. Boss répond que les femmes, dans le cas du BIE, ont effectivement porté des thèmes féministes dans les choix d’enquêtes et de publications. Fauvel aborde ensuite la question des violences faites aux femmes, et des abus de position hiérarchique commis par certains hommes pour procéder à des chantages, notamment sexuels. Boss répond qu’il n’y a rien à ce sujet dans les archives du BIE. Il faudrait plus de sources pour étudier la violence sexuelle dans le monde académique, mais là encore, il n’est pas certain que ces sources existent.

En conclusion, ce panel a permis de mettre en lumière les possibilités et les contraintes des carrières féminines dans les lieux de production de savoirs. Il serait intéressant de comparer ces deux cas d’étude avec d’autres organisations et d’autres réalités nationales, pour analyser les différentes temporalités dans l’accès aux carrières des femmes dans les institutions de production de savoirs. Ce panel a également montré l’importance des sources, en particulier de la correspondance, pour documenter de l’intérieur le vécu de ces femmes et leur manière d’être solidaires. À contrario, l’absence de sources renforce encore l’invisibilité du personnel en bas des hiérarchies, dont le travail peine à être connu.

Aperçu du panel :

  • Cécile Boss : Travail invisible ? La contribution de secrétaires et d’employées sans diplôme universitaire au domaine de la formation pédagogique et de l’éducation (1880–1950)
  • Amélie Puche : « Les petites mains de la science sont-elles féminines ? Femmes et hiérarchie universitaire (1900–1940) »
  • Aude Fauvel : Commentaire

Notes:
  1. 1

    Cerutti Simona, « Who is below ? E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, Sciences Sociales 70 (4), 2015, pp. 931‑956.


Ce compte rendu fait partie de la documentation infoclio.ch des 7es Journées suisses d’histoire.

Evènement
Siebte Schweizerische Geschichtstage
Organisé par
Schweizerische Gesellschaft für Geschichte
Date de l'événement
-
Lieu
Luzern
Langue
Français
Report type
Conference