Depuis les années 1970, l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord connaissent une transformation socio-économique, que les scientifiques et les politiciens nomment « désindustrialisation ». Celle-ci a été interprétée depuis lors comme une transition vers une société postindustrielle et est aujourd’hui vue comme le signe d’une crise profonde à l’ère de la mondialisation. La Suisse n’a pas échappé à ce processus : de nombreuses entreprises ont délocalisé leurs usines vers des pays à bas salaires, fermé des sites de production, restructuré ou supprimé des départements industriels, des employés ont été licenciés, des sites industriels ont été laissés à l’abandon ou ont été mis en vente. Bien souvent, ce n’est qu’après la fermeture des entreprises que les dommages écologiques causés par l’industrie ont été mis au jour et reconnus. En Suisse – un pays précocement industrialisé à l’échelle internationale – l'ancienne structure de l’emploi s’en est trouvée fortement modifiée. Ce processus s’est poursuivi jusque dans les années 2010, entraînant la suppression de près de la moitié des emplois industriels, alors que le secteur des services était en plein essor[1]. Certaines branches industrielles, comme l’industrie horlogère, ont à nouveau affiché des chiffres d’emploi en hausse au XXIe siècle.
Malgré cette profonde mutation, la désindustrialisation de la Suisse reste un impensé dans la mémoire collective, tout comme dans la recherche. Ce numéro spécial de traverse sollicite, d’une part, des articles explorant les raisons de ce désintérêt et, d’autre part, des contributions empiriques examinant les processus de désindustrialisation en Suisse depuis les années 1970. Nous recherchons également des contributions qui étudient la désindustrialisation dans la longue durée et qui remettent en question la succession – trop souvent pensée de manière linéaire – de l'industrialisation et de la désindustrialisation.
Tout comme la désindustrialisation, la proto-industrialisation et le passage à la Hochindustrialisierung (« haute industrialisation ») ont été des phases de bouleversements économiques majeurs. Ces périodes ont entraîné une restructuration spatiale des réseaux de production, des infrastructures, des habitats ouvriers, des innovations techniques de production et une recomposition de la classe ouvrière. Elles révèlent à quel point les sociétés capitalistes industrielles sont en réalité précaires. L’examen des processus d’industrialisation, de désindustrialisation et, éventuellement, de réindustrialisation, imbriqués dans l’espace et le temps, montre comment les rapports existants sont continuellement dissous et recréés. Le cahier thématique de ce numéro vise à saisir ces dynamiques de formation, de dissolution et de recomposition des sociétés industrielles et les appréhende comme un terrain controversé, disputé par les intérêts d’acteurs et d'actrices différents. De cette manière, il est possible de contribuer à affiner l’analyse du concept de désindustrialisation au lieu de l’utiliser comme simple désignation d’une époque dans les pays occidentaux depuis les années 1970.
Thèmes et questions possibles :
- L’installation et la délocalisation des entreprises de production en Suisse et leurs conséquences sociales, politiques, culturelles et environnementales.
- La désindustrialisation/réindustrialisation en tant que processus local ou transnational et mettant en évidence des dépendances et interdépendances.
- Mutation des rapports de production et de reproduction liés au genre.
- La désindustrialisation dans le contexte de l’histoire de la migration et du genre : les effets sur les migrant·e·s et les femmes des crises économiques, du démantèlement des entreprises et des délocalisations.
- Conflits autour des fermetures d’entreprises et des restructurations : grèves sauvages et sanctionnées, négociations politiques autour des fermetures d’entreprises, formation de structures de solidarité locales/régionales des travailleurs concernés, expériences transnationales.
- Écologie, industrialisation et désindustrialisation : tensions entre le mouvement écologiste et les syndicats, critique environnementale de la production industrielle, conséquences des catastrophes écologiques causées par l’industrie et recherche d’alternatives écologiques.
- Culture du souvenir et mémoire collective : les enjeux de mémoire autour de l’industrie, la commercialisation de l’esthétique industrielle par l’économie immobilière, l’image de soi propagée par la société industrielle suisse, le rôle de la politique migratoire et des rapports de genre dans la (non)patrimonialisation de la désindustrialisation.
- L'écho culturel de la désindustrialisation après les années 1970 : la désindustrialisation comme contexte d’émergence et de diffusion du punk, de l’industriel et de la techno, appropriations sous‑culturelles d’anciens sites industriels (par exemple : nouveaux usages, centres culturels, fêtes illégales).
Ce cahier thématique prévu paraîtra dans le numéro 2/2026 de traverse. Les articles portant sur toutes les époques et étudiant les phénomènes d’industrialisation, de désindustrialisation et de réindustrialisation sont les bienvenus. Les textes comporteront au maximum 30 000 signes (espaces compris) et seront évalués par les pairs (double aveugle). Vous trouverez toutes les informations concernant les formalités ainsi que les normes éditoriales sur https://revue-traverse.ch/schreiben-fuer-traverse/formale-vorgaben-fuer-traverse/.
Nous invitons les personnes intéressées à envoyer une proposition (600 mots max.), un CV (court) ainsi qu’une liste des éventuelles publications en rapport avec le sujet, au plus tard le 15 août 2024 à leo.grob@revue-traverse.ch. Les auteur·e·s seront informé·es de la décision des éditeur·ices du numéro (Tina Asmussen, Gianenrico Bernasconi, Andreas Fasel, Leo Grob, Matthias Ruoss) au plus tard le 1er octobre 2024. La date limite pour la soumission des articles est le 1er avril 2025.
[1] Frank Schmidbauer, Martin Baur, Serge Gaillard, Désindustrialisation : Tendances à long terme et conséquences du franc fort pour la Suisse (Working Paper de l'Administration fédérale des finances n° 23), Berne, 2018, p. 23.