CfP: Matérialité et enfermements au Moyen Âge et à l’époque moderne : objets, acteurs et expériences

22. septembre 2025
Appel à communication

Colloque international, Université de Lausanne (Suisse), 22-24 avril 2026

 

Depuis les débats théoriques des années 1960 et les premiers travaux sur la question des prisons (Goffman 1961, Foucault 1975, Perrot 1980, Ignatieff 1980) qui suscitèrent un intérêt durable pour la thématique, diverses perspectives ont permis d’appréhender à nouveaux frais les institutions carcérales et les pratiques d’enfermement. L’histoire sociale et la microhistoire, ainsi que le spatial turn et l’archival turn ont notamment permis aux historien·ne·s d’ouvrir de nouveaux champs de recherches et de mettre au jour de nouvelles sources. En particulier, le déplacement de la focale des institutions aux « expériences » carcérales des détenu·e·s (Spierenburg 1991) a mis en évidence le potentiel des archives des prisons et de la justice pour accéder au quotidien carcéral (p. ex. Geltner 2008, Gibson 2019, Muchnik 2019, Abdela 2019). Très récemment cependant, des études ont plaidé pour centrer davantage l’analyse sur les expériences et les trajectoires des individus en s’appuyant sur les sources pour documenter l’ordinaire carcéral (Abdela 2023, 2024) – de l’alimentation aux maladies, en passant par la sociabilité, les révoltes ou encore les évasions. Si quelques travaux ont commencé à s’intéresser à la matérialité de l’enfermement (p. ex. Carr 2025, Cassidy-Welch 2001, 2011), la question demeure cependant largement sous-explorée (Abdela 2024). Pourtant, les objets et les choses se situent au centre des expériences d’enfermement, défini après tout par la présence physique de murs séparant les individus de la société. Ces murs constituent une infrastructure à la fois spatiale et administrative qui limite les contacts physiques ou mentaux des individus enfermés avec l’extérieur, mais aussi au sein des institutions. Outre les murs, les interactions quotidiennes entre les individus enfermés, les autorités et le personnel de l’institution sont largement caractérisées et définies par un large éventail de choses : la nourriture, l’eau, les livres, les graffitis, les habits, l’argent, les lettres, les registres d’écrou, les médicaments, les objets de punition corporelle, etc. De ce point de vue, à la suite du material turn depuis le début des années 2000, les choses – qu’elles soient « tangibles », c’est-à-dire conservées et à la disposition des historien·ne·s, ou « textuelles », soit décrites dans les sources (Lester 2024, 191) – pourraient offrir une perspective innovante sur l’histoire des enfermements, tout particulièrement concernant les formes de « prison avant la prison »[1] (Peters 1995).

Le colloque international « Matérialité et enfermements au Moyen Âge et à l’époque moderne : objets, acteurs, expériences » se propose d’explorer les enfermements à l’aune de leur matérialité. Se basant sur un récent élargissement du champ de recherche (Claustre, Heullant-Donat, Lusset et Bretschneider 2011, 2015, 2017), le colloque porte sur diverses formes d’enfermement médiéval et moderne, à la fois judiciaires et non judiciaires : prisons, galères, hôpitaux, maisons de travail, couvents, monastères, etc. Par la même occasion, il s’agit de mener une réflexion sur l’histoire matérielle comme méthode et sur ses sources. La « culture matérielle », pour reprendre la définition d’Anne Gerritsen et Giorgio Riello, « englobe bien plus que les seuls objets matériels. Les objets portent des significations pour les individus qui les produisent et les possèdent, les achètent et les offrent, les utilisent et les consomment. La culture matérielle ne se compose donc pas uniquement de ‘choses’, mais aussi des significations qu’elles revêtent pour les individus »[2] (Gerritsen et Riello 2021, 3), ainsi que de leur dimension socio-économique. Dès lors, la matérialité pourrait ouvrir de nouvelles manières d’appréhender et de faire l’histoire des enfermements, en révélant « d’autres registres et modalités de savoir au-delà de l’intellectuel et du cognitif »[3] (Lester 2024, 203).

Les contributions sont encouragées à réfléchir à la manière dont l’histoire matérielle et ses sources pourraient permettre de mieux appréhender les différentes institutions d’enfermement, leurs acteur·rice·s (individus enfermés, moines, geôliers, médecins, fournisseurs, etc.), pratiques et infrastructures. En effet, sachant que « l’objectif de l’étude de la culture matérielle est avant tout de comprendre comment les individus utilisent le monde matériel qui leur est accessible »[4] (Auslander 2012, 354), il s’agit de saisir ce à quoi les individus enfermés avaient bel et bien accès dans des contextes carcéraux, monastiques ou encore hospitaliers, et la manière dont ils et elles interagissaient avec différents objets, artefacts et choses selon les époques. Dans la plupart des cas, ces individus n’ont pas laissé d’egodocuments, et les archives ne permettent donc pas d’accéder à leurs témoignages écrits sur leur expérience d’emprisonnement, d’internement ou de réclusion : dans quelle mesure la focale sur la matérialité apporte-t-elle des informations complémentaires, voire divergentes – qu’elles soient décrites dans les sources ou accessibles sous d’autres formes ? Y a-t-il des différences entre choses « textuelles » et « tangibles » ? Enfin, il s’agit d’explorer les éventuelles spécificités des choses carcérales / de l’enfermement par rapport à des choses similaires situées dans d’autres contextes. Nous souhaitons en outre réunir des contributions relatives à différents moments de l’histoire des enfermements, telles que les pratiques ecclésiastiques de detrusio in monasterium et d’immuratio (de la fin de l’Antiquité au XVIIIe siècle en particulier), le tournant au XVIe siècle marquant la cristallisation de plusieurs siècles d’influence de la pratique canonique pénale sur le droit civil, ou encore l’introduction d’une corrélation entre gravité du crime et temps purgé en prison qui caractérisera les sociétés de l’époque moderne. À l’aune de la matérialité, le colloque sera ainsi l’occasion de discuter de l’évolution des enfermements au cours des périodes médiévale et moderne, d’identifier d’éventuels changements, tournants et continuités, et de proposer des comparaisons.

Les contributions sont invitées à s’inscrire dans l’un ou plusieurs des axes de recherche suivants (sans nécessairement s’y limiter) : 

  1. Quotidien et sociabilité

Que ce soit en prison, dans les hôpitaux ou les couvents, les objets sont utilisés, échangés, fabriqués, détournés de leur usage initial, autorisés ou interdits. Des livres à la nourriture, en passant par les outils de travail, les lettres, l’argent ou encore les lits, les objets informent et façonnent les expériences quotidiennes. Des études récentes ont ainsi suggéré que les choses sont « capables […] de reconfigurer les relations sociales »[5] (Lester 2024, 197). Il s’agira ainsi d’interroger la matérialité de la vie quotidienne et de la sociabilité : dans quelle mesure les choses représentent-elles ou affectent-elles les relations sociales des individus confinés (ou l’absence de telles relations) ? Quel est l’impact des choses sur l’agentivité des individus au quotidien ? Il s’agira d’aborder différents aspects de la vie quotidienne, allant du travail aux échanges d’ordre spirituel, y compris la question du temps de l’enfermement. Le colloque permettra de réfléchir au rôle de la matérialité dans la sociabilité entre individus enfermés, mais aussi entre les différent·e·s acteur·rice·s de l’enfermement, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des murs – y compris les visiteur·euse·s et les réseaux de solidarités des individus enfermés.

  1. Les espaces de l’enfermement

Si les espaces de l’enfermement ont récemment suscité l’attention des historien·ne·s à la suite du spatial turn (p. ex. Charageat, Lusset et Vivas 2021), la question demeure encore largement sous-étudiée en histoire (Abdela 2024, Bretschneider 2017) en comparaison avec le développement du champ en sociologie ou en géographie (p. ex. Milhaud 2017). Il s’agira d’interroger la matérialité et la culture matérielle des espaces de l’enfermement, à la fois à l’intérieur des murs (y compris l’impact de l’architecture sur les espaces de l’enfermement et le rôle que les choses jouent dans la séparation spatiale (ou l’absence de séparation) entre différentes populations enfermées) et autour des infrastructures. Cet axe pourra interroger les spécificités architecturales propres aux périodes médiévale et moderne, telles que l’adaptation des cloîtres et autres édifices religieux à des usages carcéraux/liés à la justice, ou la diffusion d’espaces spécifiquement dévolus à certains groupes selon l’appartenance sociale, le crime, le genre ou l’âge. Sachant que les espaces de l’enfermement des époques médiévale et moderne étaient caractérisés par leur porosité, les contributions sont invitées à explorer les liens entre intérieur et extérieur (p. ex. via la mobilité des objets, comme les lettres), ainsi que les activités se déroulant hors les murs comme le travail (forcé), les transactions économiques, les visites familiales, ou encore les sorties à l’église ou pour convalescence.

  1. Administration et transmission des savoirs et des pratiques

Les institutions d’enfermement médiévales et modernes étaient étroitement liées au monde extérieur, et ce à de nombreux niveaux – en premier lieu sur le plan administratif et financier (Bretschneider 2008). De la tenue des registres d’écrou à l’approvisionnement en nourriture et en lits, les choses étaient essentielles au bon fonctionnement des institutions d’enfermement. Dans quelle mesure la matérialité nous renseigne-t-elle sur la manière dont ces institutions s’inscrivaient dans les sociétés auxquelles elles appartenaient (économiquement, socialement ou politiquement) (Abdela 2024) ? Les contributions sont aussi invitées à se pencher sur le fonctionnement matériel et concret des institutions au quotidien ainsi que leurs actrices et acteurs (y compris les marchand·e·s, entrepreneur·e·s ou artisan·e·s), sur les connaissances administratives nécessaires au fonctionnement de ces institutions, mais aussi sur la matérialité des archives institutionnelles et leur conservation. De plus, les prisons, couvents ou hôpitaux étaient emplis non seulement des savoirs et des pratiques portées par différents actrices et acteurs (médecins, prêtres ou encore geôliers), mais également par les choses qui s’y rapportaient : « la matérialité d’un objet véhicule une myriade de savoirs différents qui s’entrecroisent »[6] (Lester 2024, 187). Que révèlent les objets en termes de transmission des connaissances et des pratiques, à la fois à l’intérieur des murs et au-delà ? Dans quelle mesure les individus enfermés produisent-ils du savoir ? Nous nous intéresserons à différents types de savoirs et de pratiques, de l’écriture carcérale aux savoirs médicaux, religieux ou liés au travail – qu’ils aient été acquis avant l’enfermement/hors les murs ou sur place.

  1. Rapports de pouvoir et violence

La vaste majorité des sources relatives à l’histoire de l’enfermement ont été produites par les autorités des institutions elles-mêmes. Le colloque vise à réfléchir au potentiel de la matérialité pour proposer une approche from below des expériences individuelles. Il s’agira ainsi d’interroger les confrontations avec l’autorité (qu’il s’agisse d’évasions, de punitions, de cas de violence, etc.) et la manière dont les objets ont façonné les rapports de pouvoir dans des contextes d’enfermement. En outre, comme des études récentes l’ont suggéré, les choses sont à même de construire et de déconstruire les statuts sociaux (Cerutti, Glesener et Grangaud 2024). S’agissant des évasions, des révoltes ou des punitions, quel rôle les objets auxquels les détenu·e·s avaient accès ont-ils joué dans l’obtention de leur liberté ? Enfin, il s’agira aussi de réfléchir au rôle des choses dans la manière dont les autorités régissaient les institutions d’enfermement (par le biais de la violence et des punitions par exemple).   

Les propositions de contributions sont invitées à baser sur des sources tangibles et/ou textuelles (matérielles, écrites, iconographiques, archéologiques) portant sur les différentes institutions d’enfermement et les différentes populations des périodes médiévale et moderne (jusqu’à la période révolutionnaire, mais sans l’inclure). Les propositions se focalisant sur le genre, les différences religieuses et sociales ainsi que les régions du monde sous-étudiées sont particulièrement bienvenues.

Keynote

Sophie Abdela, professeure au Département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, Canada

Comité scientifique (par ordre alphabétique)

Frances Andrews (University of St Andrews), Pascal Bastien (Université du Québec à Montréal), Falk Bretschneider (EHESS, Institut franco-allemand de sciences historiques et sociales de Francfort), Christian G. De Vito (University of Vienna), Joachim Eibach (University of Bern), Laurence Fontaine (EHESS), Anne Gerritsen (University of Warwick), Guy Geltner (Monash University), Johan Heinsen (Aalborg University), Marie Houllemare (Université de Genève), Élisabeth Lusset (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Mary Laven (University of Cambridge), Ludovic Maugué (Équipe Damoclès, Université de Genève), Vincent Milliot (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Renaud Morieux (University of Cambridge), Natalia Muchnik (EHESS), Xavier Rousseaux (Université catholique de Louvain), Riccarda Suitner (Ludwig Maximilians University Munich), Mathieu Vivas (Université de Lille).

Informations pratiques

Les langues de travail du colloque sont le français et l’anglais. 

Le colloque se tiendra en présentiel à l’Université de Lausanne. Une requête sera soumise au Fonds national suisse pour pouvoir rembourser les frais de voyage et d’hébergement des participant·e·s.

Nous prévoyons la publication d’une sélection de contributions dans un numéro thématique d’une revue internationale à comité de lecture ou dans un ouvrage collectif chez une maison d’édition à l’international.

Soumission des propositions et dates

22 septembre 2025: Délai pour l’envoi des propositions à nathalie.dahn-singh@unil.ch. Les propositions (max. 350 mots) doivent comprendre un titre, une question de recherche claire et une courte bibliographie. Veuillez également fournir une bio-bibliographie (max. 150 mots).  

Début novembre 2025: Notification d’acceptation des propositions.

Organisation

Dr. Nathalie Dahn-Singh, Université de Lausanne : nathalie.dahn-singh@unil.ch

Dr. Anna Clara Basilicò, FBK – Istituto Storico Italo Germanico : abasilico@fbk.eu

N’hésitez pas à nous contacter pour toute question relative à cet appel à contributions.


 


[1] “prison before the prison.

[2] “… material culture encompasses more than simply material objects. Objects have meanings for the people who produce and own, purchase and gift, use and consume them. Material culture therefore consists not merely of ‘things’, but also of the meanings they hold for people.”

[3] “… other registers and ways of knowing beyond the intellectual and cognitive.”

[4] “The goal of the study of material culture is primarily to understand how people use the material world available to them.”

[5] “have the capacity… to shift social relations”. 

[6] “[…] an object’s materiality conveys myriad intersecting forms of knowledge […]”.

Organisé par
Nathalie Dahn-Singh, Université de Lausanne / Anna Clara Basilicò, FBK – Istituto Storico Italo Germanico

Lieu de l'événement

Université de Lausanne
Lausanne
Langues de l'évènement
Français
Anglais

Coûts de participation

CHF 0.00
Crédit d'image

Graffiti, prison de Sermoneta (Castello Caetani), XVIe-XVIIe siècle. © Photo : Anna Clara Basilicò