Panel: Le pouvoir du hasard : expériences de tirage au sort en Suisse

Auteur du rapport
Éric Monin, Université de Genève
Zitierweise: Monin, Éric: Panel: Le pouvoir du hasard : expériences de tirage au sort en Suisse, infoclio.ch Tagungsberichte, 2016. Online: infoclio.ch, <http://dx.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0132>, Stand:


Organisateur: Antoine Chollet
Participants: Antoine Chollet, Raphaël Barat, Dimitri Courant
Commentaire: Andreas Würgler

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Dans un premier temps, ANTOINE CHOLLET précise que le panel a une histoire très particulière puisqu’il est lié à un projet de recherche financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (FNRS) qui démarrera cet été et qui s’occupera des pratiques de tirage au sort en Suisse. En effet, dans l’ensemble de la littérature politique abordant le thème du tirage au sort, la Suisse est absente et très peu d’historiens modernistes s’intéressent à cette problématique [1].
Il existe en Suisse quatre foyers principaux d’utilisation du tirage au sort : tout d’abord, les cités-État oligarchique à partir de la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle ; cela concerne les villes de Berne et de Bâle de manière assez importante, puis les cités de Schaffhouse, Fribourg et Genève [2]. Ici, l’objectif de l’utilisation du tirage au sort est très simple : limiter la corruption des élites et les brigues (achats de voix, conspiration d’une famille contre une autre) et équilibrer les pouvoirs entre les grandes familles et les corporations [3]. Nous retrouvons également la pratique du tirage au sort dans les cantons « démocratiques » : Schwytz, Grisons, Glaris, dès le XVIIe siècle, où son usage est couplé à des assemblées (Landsgemeinden ou assemblées communales, selon les cas). À Glaris, il est utilisé entre 1640 et 1837 [4]. La République helvétique, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle utilise aussi une forme de tirage au sort identique à celle du Directoire en France et basée sur une désélection (un tiers du Grand Conseil et un quart du Sénat de la République helvétique doit démissionner tous les deux ans par tirage au sort) [5]. Enfin, l’eau, le bois, les pâturages, etc. sont attribués par tirage au sort (« allocation de biens rares ») dans des villages autogouvernés de l’arc alpin.

Ainsi, nous pouvons remarquer qu’à l’Époque moderne, les usages du tirage au sort sont très variés, concomitants et extraordinairement tardifs [6]; cet usage se poursuit derechef jusqu’à l’avènement du suffrage représentatif [7].

RAPHAËL BARAT propose quant à lui de nous parler de l’introduction du tirage au sort dans la République de Genève en 1691. Après avoir brièvement rappelé la place des élections et les particularités propres à la cité de Calvin (notamment l’existence d’un Grand Conseil qui rassemble tous les bourgeois de la ville, ce qui correspond à environ un tiers de la population mâle adulte), l’historien nous précise que cette même année, le tirage au sort va intervenir à deux niveaux : lors de la nomination en Petit Conseil, plus précisément des charges d’auditeur, de trésorier général et de procureur général, un tiers des billets d’élection sont retranchés au hasard et brûlés avant dépouillement ; ensuite, lors de la rétention finale par le Conseil général de la charge d’auditeur, deux des six prétendants à ce poste sont exclus par la boule noire [8].

Quel est l’impact de la pratique du tirage au sort sur la nomination des auditeurs ? Il semblerait que cela provoque l’allongement substantiel de la période d’attente des prétendants, et aussi le découragement des brigues [9]. Il est de fait plus intéressant de s’occuper des raisons qui ont entraîné le recours au tirage au sort en 1691, ainsi que des problèmes qu’a posés sa mise en scène. La justification principale, que nous retrouvons dans le discours du Premier Syndic, est bien de lutter contre les brigues « en rendant la nomination incertaine » ; il s’agit là d’une précaution qui vient s’ajouter aux serments ayant lieu au moment des élections et qui manquent clairement d’efficacité pour empêcher ces mêmes brigues. Déjà en 1683, des pasteurs se plaignent de l’inefficacité des serments en arguant que la crainte de Dieu n’est plus une barrière suffisante contre la brigue ; les débats aboutissent ensuite à la création en 1687 d’une Chambre des brigues qui servira à recueillir des informations et mener des enquêtes à ce sujet.

Tous ces stratagèmes montrent finalement qu’il y a à la fin du XVIIe siècle un passage de la crainte divine à une méthode profane qui est le tirage au sort pour empêcher les brigues et les malversations concomitantes aux élections dans la République de Genève.

C’est au tour de DIMITRI COURANT de nous exposer une histoire des instruments, anciens et actuels, participant à l’utilisation du tirage au sort. Au XXIe siècle, il existe deux survivances principales du tirage au sort : les jurys d’assises et les sondages d’opinion. Néanmoins, dans la seconde moitié du XXe siècle, nous pouvons constater un retour de l’usage du tirage au sort en politique, progressif et exponentiel, qui provient de trois canaux différents : les théorisations philosophiques (ouvrages traitant du tirage au sort et faisant même des propositions assez claires d’utilisation), les expérimentations pratiques (Danish Board of Technology, renouveau de la pratique au Canada, en Islande et en ce moment en Irlande [10]) et les revendications militantes pro-démocratie [11].

Concrètement, quels sont les instruments qui sont utilisés pour le tirage au sort ? De là découlent en effet la crédibilité et la légitimité du tirage au sort : de tout temps, les instruments manuels ont été mis à profit, que ce soit la pièce pour le pile ou face [12], la courte paille [13], l’urne simple [14]ou bien le boulier de loto chiffré, qui a la particularité de se servir de chiffres et non de noms [15]. Plus récemment, des instruments informatiques ont été adoptés : cette méthode est par exemple utilisée par le Conseil Supérieur de la Fonction Militaire [16]. D’autres systèmes de plus en plus complexes voient ainsi le jour : les dés à dix faces, les indices de la bourse comme générateur d’aléas, la note de l’Internet Engineering Task Force qui utilise des algorithmes basés sur les cours de la Bourse, des résultats sportifs, des loteries d’État, etc. et enfin l’utilisation du mouvement des photons, du mouvement Brownien des particules, ou des bruits atmosphériques.

Néanmoins, toutes ces méthodes, aussi complexes soient-elles, soulèvent deux questions quant à l’utilisation impartiale du tirage au sort de nos jours : l’invisibilité du tirage au sort peut-elle être considérée comme suspecte ou au contraire incontestable ? Ne sommes-nous pas passés à l’ère du scientisme après l’ère de la religion ?

Dans un dernier temps, ANDREAS WÜRGLER a commenté et questionné de manière très pragmatique les différentes interventions. Un premier point historiographique a permis de constater que si la théorie et la pratique du tirage au sort sont abondamment traitées de l’Antiquité à la Renaissance, seule la théorie subsiste à partir de l’Époque moderne. A. Würgler reprend les remarques d’A. Chollet quant au manque flagrant d’étude systématique sur l’usage du tirage au sort à l’Époque Moderne en Suisse ; il existe néanmoins quelques études descriptives locales pour Berne, Bâle et Glaris. Par exemple, à Berne, nous savons que le tirage au sort existe depuis 1614 mais dans un cas bien précis d’égalité de voix. L’historien suggère, afin de trouver d’autres exemples, d’utiliser la base de données des sources du droit suisse, dont une grande partie des volumes est en ligne [17].

Il pose ensuite quelques questions et remarques utiles pour les recherches en cours et insiste sur le fait de ne surtout pas laisser de côté les contextes social et politique lors de l’utilisation du tirage au sort afin de bien comprendre les méthodes utilisées. Puis il se demande comment s’articulent les méthodes utilisées à l’Époque moderne avec celles des théoriciens de l’Antiquité. Quel est ici le rôle de la tradition judéo-chrétienne ? [18] Y a-t-il une différenciation d’usage entre les cantons catholiques et les cantons réformés ? Enfin, pourquoi à un certain moment le tirage au sort est promu à Genève et surtout quels sont les motifs invoqués par l’Illustre Médiation en 1738 [19]pour le supprimer ? [20] Autant de questions auxquelles devront répondre les historiens de la Suisse dans les prochaines années.

A. Würgler conclut finalement sur le hasard en se demandant quelle est la différence entre le sort aveugle et le sort raisonnable : le sort est-il un jugement divin ou une manifestation de la raison ? Spinoza qualifie le hasard d’ « asile de l’ignorance », Kant d’ « horreur absolue » car le hasard ne connaît pas une cause pour un effet. Dans tous les cas évoqués lors de ce panel, le hasard relève d’un cas idéal car pour une élection donnée, il n’existe a priori aucune manière rationnelle d’influencer le résultat final. C’est d’ailleurs en même temps, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle qu’a lieu l’essor de la loterie : y a-t-il un lien de cause à effet entre ce phénomène et l’apparition d’un « sort raisonnable » et non plus « divin » ?

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[1] Il n’existe à ce jour aucune monographie s’intéressant au tirage au sort en Suisse, ni dans la période moderne, ni dans la période contemporaine.
[2] En 1814, lors du retour de l’Ancien Régime à Genève, les anciens patriciens prévoient quelques utilisations du tirage au sort, notamment pour sélectionner une partie de l’électorat qui ensuite élira les membres du Conseil représentatif.
[3] Dans le cas de Bâle par exemple.
[4] Au XIXe siècle, dans le canton de Glaris, le tirage au sort est effectué sur l’ensemble d’une population, ce qui n’avait plus été fait depuis l’Athènes ancienne.
[5] Oliver DOWLEN, The political potential of sortition : a study of the random selection of citizens for public office, Exeter, Imprint Academic, 2008.
[6] À Florence, l’usage du tirage au sort a été abandonné dès le début du XVIe siècle.
[7] Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, [Paris], Flammarion, 2012.
[8] Si la pratique du tirage au sort pour la nomination s’arrête dès 1700, l’usage de la boule noire pour la charge d’auditeur perdurera jusqu’en 1738 et le Règlement de l’Illustre médiation.
[9] Sur ce point, les sources sont hélas lacunaires et ne permettent pas d’envisager une étude quantitative. De plus, les rares sources disponibles ne donnent que des dénonciations vagues, aucun nom d’acteurs et parlent finalement plus d’un idéal que le gouvernement voudrait obtenir que des brigues elles-mêmes.
[10] En 2015, en Irlande, le mariage homosexuel a été validé suite aux travaux d’une assemblée tirée au sort aux deux-tiers.
[11] Qui sont tout à fait d’actualité puisque le 8 juin 2016, Arnaud de Montebourg a proposé, s’il est élu Président, de procéder à un tirage au sort pour former le futur Sénat !
[12] Qui se retrouve dans les codes des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, mais pas en France, où en cas d’égalité entre deux candidats, c’est le plus âgé qui est élu.
[13] Usage inscrit dans le code britannique et utilisé pour la dernière fois en 2000 pour départager deux élus.
[14] Utilisée par Europe Écologie Les Verts en 2011 pour choisir leurs candidats aux élections cantonales et départementales.
[15] Utilisé en Chine pour tirer au sort les personnes qui vont siéger au budget participatif.
[16] Il s’agit d’abord d’un tirage au sort manuel effectué sur l’ensemble des militaires puis devant la complexité du système, le CSFM décide de passer au début des années 2000 à une méthode informatique en utilisant des nombres pseudo-aléatoires, à l’instar des méthodes mises en œuvre en cryptologie.
[17] La recherche s’effectue par mot-clef.
[18] Rappelons à ce sujet le choix de l’apôtre Matthias dans le Nouveau Testament alors que l’autre candidat a exactement les mêmes qualités. Pourquoi donc Matthias et pas l’autre ?
[19] Cette médiation a eu lieu sous le joug de Berne, Zurich et du Royaume de France.
[20] R. Barat précise à ce sujet qu’il doit encore aller regarder la thèse de Jérôme Sautier, La Médiation de 1737-1738 : contribution à l’histoire des institutions politiques de Genève, [S.l.], [s.n.], 1979.

Aperçu du panel

BARAT Raphaël, L’introduction du tirage au sort dans la république de Genève à la fin du XVIIe siècle.

CHOLLET Antoine, Tirage au sort et démocratie directe : les expériences suisses d’Ancien Régime.

COURANT Dimitri, Du klérotèrion à la cryptologie : le tirage au sort au XXIe siècle, pratiques et équipements.

WRÜGLER Andreas, Commentaire / Kommentar

Evènement
4e Journées suisses d'histoire
Organisé par
Société suisse d'histoire et Université de Lausannne
Date de l'événement
Lieu
Université de Lausanne
Langue
Français
Report type
Conference