L’étude des domesticités et du travail domestique dans les empires coloniaux a longtemps souffert d’un double cloisonnement disciplinaire et théorique. Au sein du champ de l’histoire du travail d’abord, le travail domestique – travail subalterne et invisibilisé dont la réglementation par l’Organisation Internationale du Travail date seulement de 2011 – a longtemps été négligé au profit de l’étude du travail industriel salarié et des formes de mobilisations collectives, notamment ouvrières, dont les travailleurs et travailleuses domestiques étaient par définition exclu.es. Au sein des études concernant le travail domestique, enfin, les territoires colonisés ont longtemps occupé une place marginale (Haskins et Lowrie, 2015).
Dans les dernières décennies, cependant, l’étude des domesticités impériales a connu des renouvellements nombreux et a attiré une attention croissante. Qu’il soit servile ou non, le travail domestique, travail quotidien effectué dans le cadre familial et intime du foyer, apparaît en effet comme un lieu propice à l’observation des dynamiques raciales, sociales et genrées qui se tissent dans les territoires impériaux. De nombreux travaux ont ainsi montré que le foyer colonial et la relation de service domestique, loin de constituer des objets anecdotiques, sont des lieux essentiels pour étudier la manière dont les rapports de domination sont forgés, reformulés, et contestés au sein des sociétés coloniales (Stoler, 2002). Ce colloque s’inscrit dans le prolongement de ces travaux.
Les propositions de communications pourront concerner une large séquence chronologique, depuis le XVIIIe siècle jusqu’aux indépendances du XXe et à la période post- coloniale. Il s’agira ainsi d’étudier, pour les périodes antérieures aux abolitions, les rapports complexes qui se jouent entre esclavage et domesticité, dont les frontières ne sont pas toujours clairement définies et qui participent souvent du processus d’acquisition de la liberté. Cela permettra par ailleurs de mesurer le poids de l’héritage colonial dans l’histoire du travail domestique salarié. Si la séquence choisie est centrée sur le moment colonial, il ne s’agit pas pour autant d’effacer le poids des héritages antérieurs, ni de schématiser les rapports de force induits par la colonisation. Ainsi, de nombreux travaux ont souligné l’existence de formes anciennes de travail domestique, notamment servile et infantile, dans les territoires colonisés par les Européens au XIXe siècle (Lieten and Elise van Nederveen Meerkerk, 2011 ; Thioub, 2010 ; Tranberg Hansen, 2011). Les modalités, les chevauchements et les effets de la rencontre entre ces formes anciennes de travail domestique et le salariat instauré par les colonisateurs constituent une des pistes de recherche de ce colloque. Par ailleurs, l’adoption d’un cadre chronologique étendu constitue une invitation à ne pas considérer que l’emploi de domestiques serait l’apanage des populations européennes, négligeant ainsi le recours fréquent des élites et des classes moyennes africaines et asiatiques au travail domestique salarié ou contraint, que ce soit pendant la période coloniale ou après les indépendances (Deslaurier, 2019). Enfin, le colloque sera l’occasion de comparer des approches empiriques inscrites dans des contextes – géographiques, politiques, sociaux, économiques, historiques – précis, qui informent les conditions du service domestique, ses formes et ses modalités, aussi bien que les modes d’organisation collective qui émergent. Les travaux mobilisant des approches iconographiques seront les bienvenus.
Dans le sillage de la new imperial history, l’échelle adoptée est une échelle impériale qui englobe les différents territoires colonisés mais aussi les métropoles et les lieux de transit (principalement les paquebots des compagnies maritimes) à bord desquels travaillent les domestiques (Cooper et Stoler, 1997). Les travaux adoptant une perspective comparatiste sont les bienvenus, l’un des objectifs du colloque étant de réinscrire le travail domestique en situation coloniale dans l’histoire du travail en général afin de saisir aussi bien ses spécificités que d’éventuelles dynamiques communes (qu’il s’agisse, notamment, des formes de résistance opposées par les domestiques à leurs employeurs et employeuses, des conditions de formation et de rémunération, des conditions de travail, ou encore des modalités d’organisation collective). Les analyses portant sur différents empires coloniaux pourront également être l’occasion de tester l’hypothèse d’une « culture transcoloniale de la domesticité », elle-même le produit des circulations individuelles, commerciales et intellectuelles entre colonies et entre colonies et métropoles (Lowrie, 2016).
Parmi les nombreuses pistes de réflexion possibles, certaines feront l’objet d’une attention particulière.
1) Les spécificités du travail domestique, qui s’exerce au sein de la famille et dans le cadre intime du foyer, et la manière dont ce cadre influence, reconfigure voire subvertit les relations de travail, les relations familiales et la sexualité dans un contexte impérial marqué par une ségrégation raciale, sociale et genrée spécifique, seront au cœur du colloque. Les communications pourront porter une attention particulière à la nature précise des tâches effectuées par les domestiques ainsi qu’à leurs spatialités et leurs temporalités. En effet, le travail domestique est un travail du corps, qui consiste largement à manier des objets (panka, fer à repasser, balai, etc.), à maîtriser une large gamme de gestes et de techniques (de la cuisine au repassage, en passant par le soin aux enfants, le ménage, le jardinage et les soins d’hygiène) et à se conformer à des injonctions très fortes en termes d’apparence, de posture et de regard. Le service domestique induit également un contrôle sur des corps disponibles mais confinés, qui déjoue les rythmes de la veille et du sommeil, de la présence et de l’effacement charnels. Une approche par la culture matérielle permettra de replacer au centre de l’attention ces aspects, qui occupent parfois une place secondaire dans les travaux existants, comme si la nature du travail domestique était dotée d’une sorte d’évidence universelle et anhistorique.
Plus largement, ce colloque entend poursuivre l’analyse des domesticités au prisme de la race, du genre, de la classe et de l’âge. Ces matrices de pouvoir, dont les analyses intersectionnelles ont montré toute la fécondité heuristique, interagissent en permanence et revêtent, selon les contextes géographiques et historiques, une importance variable. Si les domesticités féminines ont suscité l’essentiel des travaux, les domesticités masculines, qui survivent encore aujourd’hui dans de nombreux pays anciennement colonisés, invitent à poursuivre l’analyse en termes de genre et de sexualité (Bujra, 2000, Gardini, 2016, Martinez, Lowrie, Steel et Haskins, 2019).
La sexualité occupe une place centrale dans les rapports souvent intimes et de promiscuité qu’engendre la domesticité, servile ou non, qu’il s’agisse de relations entre domestiques et leurs maîtres/employeurs, avec d’autres personnes résidant dans la maison ou entre domestiques. Dans le contexte européen, Antoinette Fauve-Chamoux explique même, en partie, le déclin significatif des conceptions illégitimes par le recul du service domestique au XIXe siècle (Fauve-Chamoux : 2011). Par ailleurs, dans le contexte colonial où les violences sexuelles et les viols sont quotidiens, l’accès au corps et à la sexualité par les maîtres participe de la condition servile même et apparaît comme l’une des caractéristiques premières du dispositif de domination (Campbell, Elbourne, 2014 ; Vidal, 2019). Ce colloque propose ainsi de porter l’analyse sur les types de relation sexuelles et, parfois, émotionnelles qui naissent de ces cohabitations marquées par de profondes inégalités, ce qui pose la question de leur caractère plus ou moins forcé. Il invite également à réfléchir aux modes d’accommodement des esclaves et/ou domestiques à ces situations et de leurs conséquences sur le foyer, ce qui peut d’ailleurs conduire à des concubinages de longue durée ou à des relations extraconjugales. En d’autres termes, il s’agit d’étudier les « échanges économico-sexuels » (Paola Tabet, 2004) qu’implique très souvent la domesticité, en particulier en situation coloniale. A ce titre, la réflexion ne saurait s’arrêter aux relations entre les maîtres/employeurs et leurs domestiques/esclaves femmes, qui ont été principalement étudiées. Ce colloque encourage au contraire à inclure d’autres formes de sexualité, par exemple les relations homosexuelles, thématique encore très peu explorée dans le champ de la domesticité masculine notamment.
2) Les modalités et les formes mêmes du travail domestique, qui occupe souvent une zone grise entre travail contraint et salariat libre, constituent une deuxième piste de réflexion. Dans cette perspective, les conditions de formation, d’emploi, de contractualisation et de rémunération et le statut des domestiques en contexte impérial pourront être explorés, réinscrites dans un cadre européen plus large, et mises en regard avec d’éventuelles traditions locales de travail domestique. Le lien entre le travail domestique effectué au service des colonisateurs et le travail des enfants « mis en gage » ou « adoptés » pourra ainsi être interrogé (Klein et Roberts, 2003 ; Pilon et Ségniagbéto, 2014).
Dans le prolongement de ce qui précède, la question du travail domestique des enfants, longtemps occultée par une historiographie plus attentive aux variables du genre et de la race qu’à celle de l’âge, fera l’objet d’une attention particulière. Si le travail industriel des enfants dans les métropoles européennes du XIXe siècle et les réactions politiques et législatives qu’il suscite ont fait l’objet de travaux, la question demeure en grande partie inexplorée dans le cas du travail domestique des enfants en contexte colonial (Pomfret, 2008, Swain et Hillel, 2010). Dans le sillage des travaux évoquant l’encadrement législatif et réglementaire de certaines formes de travail domestique infantile, par exemple le travail des mui tsai en Malaisie et à Hong Kong (Leow, 2012), les communications pourront interroger la prise en compte du travail domestique infantile dans d’autres espaces impériaux et la manière dont ils ont suscité – ou non – des mesures législatives de la part des instances nationales et des organisations internationales aux XIXe et XXe siècles.
3) Enfin, un dernier axe de réflexion s’intéressera aux trajectoires individuelles et aux formes de résistance et de mobilisations collectives.
Les mobilités – régionales, impériales, transimpériales et mondiales – des domestiques sont également au cœur des enjeux du colloque. Ces mobilités sont-elles contraintes ou volontaires ? Quelles sont leurs trajectoires et leur périodicité ? Comment les domestiques voyagent-ils ? L’étude de réseaux de mobilités particuliers ou de parcours individuels pourra également être l’occasion d’étudier les formes et les limites de l’agency des domestiques, la mobilité géographique pouvant également être le support de stratégies individuelles, familiales et collectives de mobilité sociale et professionnelle.
Les résistances individuelles et collectives des domestiques à la domination qui pèse sur elles et eux constituent la dernière piste de réflexion envisagée. Longtemps masquées par le caractère intime du travail domestique qui s’effectue au sein du foyer, à l’écart de la sphère publique, ces résistances se manifestent à la fois à une échelle individuelle, par un ensemble de tactiques très variées qui incluent notamment la manifestation de mauvaise humeur, les menus larcins, et la résistance passive aux ordres donnés (Ranime Alsheltawy et Alizée Delpierre, 2021), mais également à l’échelle collective (Jacquemin et Tisseau, 2019). Si la réglementation du travail domestique est très récente, travailleuses et travailleurs domestiques ont adopté, dès les premières décennies du XXe siècle des modes d’organisation collective et des formes de mobilisation et de protestation, associatives, politiques et syndicales. Les circulations de modèles politiques entre métropoles et colonies et les éventuelles rivalités qui ont pu naître constituent également un champ d’enquête possible, dont les prolongements post-coloniaux sont nombreux.
L’un des objectifs de ce colloque étant de favoriser la rencontre et le dialogue entre les spécialistes internationales des domesticités des différents empires coloniaux, le colloque favorisera autant que possible l’anglais comme langue de communication. Les propositions de jeunes chercheuses et chercheurs sont particulièrement encouragées.
Le colloque aura lieu du 17 au 19 juin juin 2025 à l'Université de Genève.
Conditions de soumission
Les propositions de communication devront comporter :
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Nom, prénom et adresse mail
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Les affiliations institutionnelles
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Le titre de la communication
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Un résumé de la communication de 2000 signes / 300 mots
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Une courte présentation biographique 500 signes / 100 mots
Elles devront être envoyées aux adresses suivantes, d’ici le 16 septembre 2024 : stephanie.soubrier@unige.ch ; loraine.chappuis@unige.ch